L'impact des logiques d'acteurs et de la privatisation de la ville sur les formes urbaines est un de nos sujets de prédilection. Pour poursuivre l'analyse entamée avec Françoise Fromonot, nous interviewons cette fois-ci, toujours pour Etudes Foncières, Jacques Lucan, qui a publié en juin 2012 un ouvrage très stimulant : "Où va la ville aujourd'hui ?".
Extraits :
Mon constat est que, petit à petit, on fabrique la ville à l’ilot. Or il est symptomatique que cette évolution se fait progressivement, presque subrepticement. Par exemple à Boulogne, les premières opérations du Trapèze se passaient sous forme de découpage d’un îlot en grandes parcelles, et plus l’opération avance, plus l’ilot devient l’unité d’opération et il n’y a plus de parcelles. L’îlot devient une seule unité foncière.
De surcroît, tous les bâtiments sont totalement liés les uns et aux autres, d’autant plus que le sous-sol est souvent un seul parking, ce qui fabrique des espèces de châteaux. Donc, non seulement la ville se fabrique à l’îlot, mais en plus chacun de ces îlots est un méga-bâtiment ou une mégastructure.
Une autre spécificité de ces îlots dénommés « macro-lots » est le fait qu’ils sont constitués de plusieurs programmes (logements en accession à la propriété, logements sociaux, bureaux, équipements), donc de plusieurs maîtres d’ouvrage, et que ces programmes sont conçus par plusieurs architectes. Une caractéristique forte, notamment à Boulogne, est que les logements sociaux sont réalisés par des maîtres d’ouvrage privés (les promoteurs) et cédés à des bailleurs sociaux, qui deviennent de fait des investisseurs-utilisateurs et se retrouvent associés à plusieurs investisseurs individuels dans des régimes de propriété partagée (copropriétés ou divisions en volumes).
Quand on parle des acteurs privés, il me semble qu’il faut bien faire la différence entre les maîtres d’ouvrages qui ne sont pas constructeurs et sont juste promoteurs de ceux qui sont à la fois promoteurs et constructeurs. Tous les grands opérateurs constructeurs (Vinci, Bouygues, Eiffage, notamment) sont d’abord des constructeurs, même si par exemple chez Vinci, entre Vinci Construction et Vinci Immobilier, il peut certes y avoir des différences d’approche. Or, il me semble qu’il y aurait une enquête plus précise à faire - ce que je vais dire relève plus de l’intuition que de la démonstration : les innovations architecturales et constructives (du type ossatures bois par exemple), ne sont-elles pas plus faciles avec des bailleurs sociaux qu’avec des gros promoteurs-constructeurs ? J’ai parlé tout à l’heure de l’enjeu du renouvellement urbain. A partir du moment où on dit que les opérations à l’ilot vont se développer, il est impératif de rendre possible le renouvellement urbain (un programme ne va nécessairement pas être le même ad vitam aeternam). Donc il ne faut plus construire avec des voiles de béton. Mais les grandes entreprises de construction ne construisent quasiment qu’avec des voiles. Or percer un voile, même faire une porte dans un voile, c’est déjà une opération lourde. Donc la souplesse et le renouvellement possible nécessitent d’avoir un système de construction poteau-dalle et non plus de voiles porteurs, qui permette modifier la configuration des bâtiments. A Paris, les bureaux ont pu être transformés en logements car ils étaient construits en poteaux-dalles. Cette omniprésence des voiles est certainement liées aux habitudes, sans doute à un coût moindre, sans doute au lobby du béton et des cimentiers (si on fait des voiles, on emploie plus de ciment que si on fait du poteaux-dalles).
L'interview est téléchargeable sur le site de la revue Etudes Foncières.
Etudes Foncières n°159 - Juillet-août 2012 - Interview de Jacques Lucan, par Isabelle Baraud-Serfaty.
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