Vol d’oeuvres de street art : ce que dit la loi
A l’occasion d’un exposé sur les Spaces Invaders de l’artiste Invader (dont on voit un autoportrait dans l’image ci-dessous)…
… nous avons découvert cette bien intéressante tribune juridique de 2017 qui pose la question : “Peut-on porter plainte pour le vol d’œuvres de street art alors qu’elles sont réalisées dans l’espace public sans autorisation ?“.
Extraits (c’est nous qui soulignons) :
Peut-on parler de vol s’agissant d’œuvres d’art urbain, le plus souvent réalisées sur des façades appartenant à des copropriétés privées ou relevant du domaine public, sans autorisation ?
Cette mouvance artistique revendique en effet par essence une pratique libre de l’art, hors cadre légal. Ces œuvres, qui existent sans aucun droit, peuvent-elles dès lors relever d’une quelconque propriété et si oui, à qui appartiennent-elles ?
Ces questions se sont déjà posées dans le passé, dans d’autres grandes villes telles que Londres ou New York, notamment pour des œuvres de Bansky ou de Basquiat, qui ont été «démontées» sauvagement et vendues aux enchères par des maisons renommées.
Cette pratique est peu appréciée, s’agissant d’œuvres d’artistes célèbres. Un Anglais a ainsi été condamné à neuf mois de prison avec sursis pour avoir volé une œuvre de Bansky sur la façade d’un hôtel londonien.
Qu’en est-il en droit français ? La réponse à cette question est loin d’être simple.
On pense souvent qu’une œuvre d’art urbain appartient à la collectivité puisqu’elle a été créée pour être exposée à la vue de tous. Elle serait ainsi offerte au public. Si, du point de vue philosophique, l’offrande de l’œuvre (souvent éphémère) au public est plus ou moins l’intention de l’artiste, du point de vue juridique, il n’en est rien : en droit français, les artistes disposent en principe d’un droit d’auteur sur leurs œuvres originales.
Celles-ci leur appartiennent, pour autant qu’ils n’aient pas expressément cédé leur droit d’auteur, ce qui n’est bien entendu pas le cas des artistes de street art. Dès lors, il n’est en principe pas possible de reproduire, de diffuser ou d’exploiter une œuvre de street art sans l’autorisation de son auteur (en dehors de quelques cas d’exception tel que le droit de panorama, permettant de reproduire l’œuvre au sein de son panorama dans l’espace public).
Toutefois, s’agissant de l’art urbain réalisé sur des façades sans autorisation, le droit d’auteur est largement mis en péril par le caractère délictuel de cette pratique. En droit, la réalisation d’un graffiti, d’une peinture ou le collage de mosaïques, sans l’accord du propriétaire et sans autorisation des autorités publique au vu des règles urbanistiques, n’est rien d’autre que du vandalisme.
C’est d’ailleurs le plus souvent ce que pense le grand public des graffitis que les usagers découvrent un matin peints sauvagement dans leurs rues. N’est pas Bansky qui veut.
Le droit d’auteur se heurte ici aussi au droit des propriétaires du support de l’œuvre de street art et aux normes d’urbanisme : les propriétaires des façades supportant l’œuvre ou la municipalité ont dès lors tout à fait le droit de supprimer l’œuvre illégalement réalisée sans porter atteinte au droit d’auteur de l’artiste.
Qu’en est-il des «tierces personnes» ? Ont-elles le droit de démonter de telles œuvres et se les approprier (comme on s’approprie un bien abandonné dans la rue) en vue de les vendre aux enchères ?
Si la question du droit de propriété de l’œuvre d’art urbain est complexe, celle de son vol est encore plus compliquée à traiter. Le vol se définit en droit comme la «soustraction frauduleuse de la chose d’autrui». En l’occurrence, compte tenu de l’illicéité qui pèse sur l’œuvre, le droit d’auteur s’en trouve atteint et les juges n’auront pas tendance à accueillir favorablement la plainte d’un artiste pour vol de son œuvre.
Les artistes en sont d’ailleurs parfaitement conscients : ils admettent le caractère éphémère de leurs œuvres et rechignent le plus souvent à déposer plainte si on leur porte atteinte (ce qui reviendrait d’ailleurs à avouer leur délit de vandalisme). Certains préfèrent faire en sorte que l’œuvre soit difficilement démontable.
Invader utilise ainsi de la colle de plus en plus forte et des carreaux de mosaïques de plus en plus fragiles pour abimer les représentations en cas de tentative de démontage.
Il convient toutefois d’apporter ici une nuance dans l’illicéité de l’œuvre : si le caractère illégal ne relève que du fait qu’elle a été apposée sans autorisation sur une façade, alors le droit d’auteur ne devrait pas être intrinsèquement atteint (l’œuvre n’est pas en elle-même illicite) : dès lors que l’œuvre serait dérobée (et donc séparée de son support), le droit d’auteur devrait reprendre toute sa force et l’artiste pourrait agir contre ceux qui tentent d’en tirer des revenus sans son autorisation.
Il est par ailleurs probable, en ce qui concerne des artistes de grande renommée, d’imaginer qu’un juge réponde favorablement à la défense de leurs droits d’auteurs face à des «voleurs» qui auront sans vergogne arraché de telles œuvres, appréciées de longue date dans le paysage urbain, pour s’enrichir en les vendant à des propriétaires privés. Il conviendra ainsi d’apprécier la situation au cas par cas.
Le propriétaire de la façade disposera lui aussi le cas échéant d’une voie d’action, selon le degré d’incrustation de l’œuvre sur la façade et le niveau de dégradation que l’arrachage ou le décollage de l’œuvre aura causé à l’immeuble : dérober un dessin ou un graffiti, ou décoller des mosaïques, peut en effet causer des dégâts sur la façade de l’immeuble.
Le propriétaire des murs pourra ici difficilement porter plainte pour vol, mais aura éventuellement la possibilité d’agir pour obtenir réparation du préjudice subi par l’acte de vandalisme, faisant valoir au passage que l’œuvre d’art urbain, tacitement autorisée et réalisée par un artiste de grande notoriété, valorisait considérablement son bien et le quartier tout entier.
Dans le cas précis du démontage des mosaïques d’Invader à Paris, la voie choisie par la Mairie de Paris pour déposer plainte apparaît comme la plus astucieuse : le juge ne sera ici pas obligé de trancher les questions juridiques complexes attachées au street art, puisque c’est l’usurpation d’identité qui est reprochée aux individus concernés.
S’ils sont retrouvés et reconnus coupables, ils encourent une peine d’un an d’emprisonnement et de 15.000 euros d’amende en vertu du Code pénal français, ce qui peut s’avérer être suffisamment coercitif si le juge est sensible aux circonstances et aux conséquences de ce délit.
La tribune est de Samuel Goldstein, co-fondateur de LegalPlace, et Mehdi Ouchallal, avocat. Elle est parue dans Les Echos du 11 août 2017. Elle tombe à pic au moment des controverses sur l’esthétique parisienne.
A lire également dans le Monde du 25 janvier 2021 : “Le street-artiste Invader sur les traces de REVS dans le métro de New York“.