Villes “libérées” : réalité ou science-fiction ?
Encensé à sa sortie en avril 2019 par de nombreux critiques, « Les Furtifs » (Editions La Volte), de l’auteur de science-fiction Alain Damasio, figure aujourd’hui parmi les meilleures ventes de livres en France. On a profité du début de l’été pour lire, plus exactement parcourir, ce pavé de 700 pages, roman « dystopique » qui décrit une France de 2040.
Le sujet du livre est d’abord celui des traces et de la possibilité d’échapper à une société de surveillance, mais la question urbaine y occupe une place centrale, avec des villes qui sont devenues privatisées. Ce n’est pas la première fois que la littérature évoque ce sujet (cf. par exemple “La cité heureuse”, de Benoît Duteurtre en 2007 – ici), mais c’est sans doute la première fois que le fonctionnement de ces « villes libérées » est décrit avec autant de minutie et constitue une composante à part entière du récit. Voici qui évidemment interpelle, et soulève plein de questions. Extraits, complétés d’interviews de l’auteur, d’un mini-lexique et… d’une bande-son.
EXTRAITS DU LIVRE
Page 35
Page 39
Page 41
Page 43
Page 87
Page 274
Pages 384-385
Page 654
EXTRAITS D’INTERVIEWS
Le naming est très présent dans votre livre : vous imaginez la ville de Lyon rachetée par Nestlé qui devient « Nestlyon » ou encore Paris-LVMH…
Quand on voit les facultés intrusives du libéralisme, qui a tout bouffé – le sport et le foot, la culture –, tout monétisé – l’amitié, l’amour… L’étape ultime, c’est le langage : si on arrivait à faire payer l’utilisation publique des mots, en touchant des royalties à chaque fois… Donc oui, le naming est un vrai enjeu.
C’est l’illustration d’une autre critique très présente dans Les Furtifs : la privatisation grandissante des villes et des espaces publics…
Au tout début de ma réflexion, il y a le fait que Paris emprunte sur le marché bancaire international, c’est-à-dire qu’une partie de son budget est emprunté à des banques privées. Paris est cotée « triple A » et peut donc emprunter à des taux très faibles. Mais si ça passait en « triple B » ? Comme la Grèce, la ville peut faire faillite…
L’ultra-libéralisme ne fonctionne plus qu’en archipel, en se concentrant sur des poches de villes ou de régions qui sont intéressantes parce que rentables, grâce à des populations assez riches. On le voit bien en Italie : d’un point de vue capitalistique, la région dynamique, c’est la Lombardie et Milan. C’est là qu’est investi l’argent. D’autres régions, comme les Pouilles, sont laissées complètement à l’abandon. Le Comité invisible l’a très bien analysé : ce capitalisme n’a plus vocation et n’a plus envie de gérer la totalité de la société, il a abandonné cette idée. Il gère des poches de profit, et les autres se démerdent.
C’est pareil dans l’éducation ou dans la santé : on va gérer celle des élites et des riches, et le reste, on s’en fout. Même chose pour la ville donc, où j’imagine LVMH investir Paris parce c’est la ville du luxe, Warner à Cannes pour le cinéma ou Nestlé à Lyon pour la gastronomie, tout en laissant tomber Niort ou Poitiers, parce que ce n’est pas intéressant, et donc c’est à l’État de se démerder pour gérer…
Mais est-ce encore de la science-fiction ? En vous lisant, on se dit que c’est réaliste et presque probable…
Tout ce que je décris dans mon livre est déjà là, c’est simplement hypertrophié. Mon ambition est de décrypter l’époque, notamment l’ultra-libéralisme qui dévore et avale, dans un espèce de vampirisme continu. L’histoire se passe en 2040, cela offre un léger décalage qui permet un effet miroir, mais 2040, c’est maintenant. A Marseille, dans le 8ème arrondissement où je vis, il y a plein d’îlots urbains déjà privatisés. Ce sont des zones très riches où l’on ne peut pas entrer. Ils ont réussi – soi-disant pour des raisons de sécurité – à obtenir le droit de couper les rues. Ce qui oblige à faire des détours.
L’autre versant de votre travail porte sur les modes de résistance possibles : à travers l’idée de furtivité – vous appelez à « rendre furtives nos existences » – suggérez-vous qu’il faut être caché pour résister, aujourd’hui ?
En tout cas, ne pas être perçu par les capteurs, échapper au maximum aux appareils de contrôle. Ce qui est très compliqué : ça implique parfois une déconnexion complète, ne pas avoir de smartphone en ville pour ne pas être géolocalisé par exemple. Il existe plein de manières de s’anonymiser, de brouiller, de leurrer : on peut utiliser des moteurs de recherche qui ne laissent pas de trace, utiliser des logiciels libres, c’est un peu tout le travail des hackers, aussi. Mais cela exige une vraie discipline. C’est un peu le paradoxe : il faut se contraindre pour retrouver de la liberté…
La dominante du pouvoir aujourd’hui, c’est un régime de contrôle très subtil et pervers. Cette évolution m’intéresse beaucoup : Deleuze raconte bien comment on est passé de la féodalité, au Moyen-Age, à un régime beaucoup plus disciplinaire aux 18ème, 19ème puis début du 20ème siècle, avant de parvenir à cette dominante de contrôle – sans que cela signifie pour autant que les autres formes de pouvoir aient disparues ! Un mec comme Bernard Arnault, par exemple, exerce son pouvoir de manière féodale par rapport aux journalistes. Pas mal de milliardaires ont un fonctionnement spatial de seigneurs, avec leurs affidés et du servage… La dimension féodale reste, même si elle n’est plus dominante.
MINI-LEXIQUE DES “VILLES LIBEREES”
BANKABLE CITY : villes riches, drainant les meilleurs cerveaux, et offrant la plus haute qualité de vie. Exemples : Nestlyon, Moacon, Paris-LVMH, Lille-Auchan, Alphabrux (page 164)
BICLOU : vélo pucé, comme les vélos électriques, mais que l’on peut rendre facilment aphone avec un brouilleur de poche (page 282)
COMMUNE AUTO-GOUVERNEE (CAG) : fonctionne par quartiers autogérés et mise en commun de tous les espaces, même privatifs (page 654)
FORFAITS CITOYENS : forfaits mis en place dans les villes « libérées » : forfait privilège pour les citoyens aisés et leur famille, forfait premium pour les classes moyennes et forfait standard pour les plus démunis (page 43)
FURTIF : êtres que certains considéraient simplement comme des légendes urbaines, des êtres supposés “de chair et de sons”, ultra rapides, toujours changeant, impossibles à voir ou observer, demeurant et se cachant dans les angles morts de notre vision (source) ; êtres qui incarnent les plus hautes dimensions du vivant : ils sont métamorphiques, extrêmement rapides et capables d’échapper à tous les systèmes de contrôle de surveillance (source) ; espèce animale qui a fait de l’oreille l’organe de la vigilance, de l’orientation dans l’espace et de la communication (page 147)
REPRENDRE : redonner la ville à ses habitants (page 43)
SANS-BAGUE : Personne refusant de porter la bague au doigt, et n’ayant donc pas d’identité pour les capteurs, les senseurs, le réseau. Pas de profil, pas de préférences, pas de personnalisation possible de la sollicitation ou du laisser-en-paix (page 263)
VILLE AUTO-GOUVERNEE (VAG) : cf. Commune Auto-Gouvernée.
VILLE LIBEREE : ville soustraite à la gestion publique et intégralement détenue et gérée par une entreprise privée. Son maire est nommé par les actionnaires, à la majorité simple des parts (page 39)
BANDE-SON
Une étonnante bande-son a été créée en s’inspirant de l’ouvrage. On peut l’écouter ici : https://www.nova.fr/podcast/la-bo-de-la-semaine/la-bo-du-nouveau-livre-dalain-damasio-les-furtifs-par-yan-pechin.