[Veille sur les nouveaux modèles économiques urbains] Combien vaut un billet de train Paris-Lyon ?
Passionnante analyse de Jean-Marc Vittori dans Les Echos de ce week-end.
Extrait (c’est nous qui soulignons) :
Longtemps, le prix a été l’indicateur forgeant l’équilibre entre l’offre et la demande. Mais il devient la mesure du consentement à payer. Un bouleversement pour les économistes, les gouvernants et les entreprises.
Combien vaut un billet de train Paris-Lyon ? La réponse est simple : ça dépend. Ça dépend de la date du voyage, du jour d’achat, du site Internet, des conditions d’échange et de remboursement, etc. Votre voisin a peut-être payé trois fois moins que vous… L’ouverture de l’éventail des prix n’est certes pas nouvelle. Les compagnies aériennes pratiquent depuis longtemps le « yield management » ou « tarification en temps réel », définie dans le « Journal officiel » du 10 juin 2007 comme les « techniques de gestion consistant à utiliser au mieux tout ou partie des ressources d’une entreprise en vue d’augmenter ses recettes, grâce à un ajustement permanent des tarifs aux possibilités du marché. » Mais ce qui est nouveau, c’est que cette technique gagne de plus en plus de domaines. Ce qui pose de redoutables questions aux gouvernants, aux économistes, aux chefs d’entreprise.
Depuis des siècles, les salles de spectacle font varier les tarifs selon le calendrier pour vendre tous les fauteuils ou en tirer le maximum d’argent. American Airlines a industrialisé le processus en lançant début 1985 des tarifs « Ultime Super Economie » pour contrer les compagnies à bas prix qui commençaient à pointer le bout du cockpit. Avec un outil développé très tôt par les compagnies aériennes : un système de réservation informatisé, qui permet de suivre en temps réel le remplissage de chaque appareil. La technique s’est diffusée ensuite dans les hôtels, la location de voitures, l’assurance, les télécommunications. C’est l’une des forces des nouveaux venus du Net comme Booking.com (réservation de chambres d’hôtel) ou Uber (taxi).
Cette forme de tarification ne s’applique en principe que pour le « fugace ». Le client est prêt à payer plus cher parce qu’il veut absolument prendre ce train, louer une voiture ce jour-là. Mais dans d’autres secteurs, des entreprises ont repris la démarche, en cherchant aussi jusqu’où l’acheteur accepte de payer. Beaucoup de plates-formes de commerce électronique ne cessent de proposer des offres pour détecter ce niveau – livraison gratuite, six bouteilles pour le prix de cinq, etc. Dans l’automobile, le tarif catalogue ne veut plus rien dire alors que les constructeurs le faisaient naguère figurer en gros dans leurs publicités. Le prix unique survit seulement quand la loi l’exige (livres, passeports, tarifs réglementés de l’électricité) ou quand un industriel est assez puissant pour imposer ses prix (comme le concepteur d’électronique grand public Apple). Le prix fixe, lui, devient une rareté. De plus en plus souvent, le prix varie pour chaque acheteur, à chaque moment.
Nous entrons ici dans un monde nouveau. Aux yeux des économistes classiques du XIXe siècle, la valeur d’un bien venait du travail nécessaire pour le fabriquer. Pour David Ricardo comme pour Karl Marx, cette valeur détermine le prix. A la fin du XIXe siècle, d’autres économistes, à commencer par Léon Walras, proposent une autre analyse. Pour eux, la valeur repose sur l’utilité du bien pour celui qui l’achète, et plus précisément de son utilité marginale, celle de la dernière unité consommée. Dès lors, le prix se détermine sur le marché, où se confrontent l’offre et la demande, où des utilités dissemblables se rencontrent et s’équilibrent. Ce marché est un outil formidablement puissant : il détermine collectivement d’un seul coup, à partir des décisions indépendantes d’une foule d’individus, à la fois les quantités produites, les quantités consommées et un prix d’équilibre. Mais le prix, aujourd’hui, est de plus en plus souvent différent pour chacun. Il ne marque plus tant un point d’équilibre collectif que le consentement individuel de chacun à payer.
Pour les économistes, c’est un changement radical. Beaucoup de modèles reposent sur un mécanisme où le prix équilibre l’offre et la demande, reprenant les courbes de Léon Walras, Alfred Marshall et Paul Samuelson. Mais si les forces du marché sont toujours présentes dans les mécanismes actuels, tout comme d’ailleurs le coût du travail, elles ne forgent plus les prix. Leur fabrication se produit individuellement lors du processus d’échange, après une longue interaction entre l’acheteur, le vendeur et les influenceurs. Voilà pourquoi la psychologie et l’économie expérimentale prennent une place croissante dans les laboratoires d’économie.
Les statisticiens sont a priori mieux armés. Ils connaissent bien la notion de consentement à payer, qu’ils utilisent pour corriger les prix d’un ordinateur ou d’une voiture en intégrant la valeur de ses nouveaux équipements. Ils s’en servent également en économie de l’environnement pour mesurer la valeur de la nature. Mais ils savent aussi que cette mesure est infiniment plus complexe que le relevé du prix d’un baril de lessive au supermarché ou d’une baguette à la boulangerie. La construction d’un indice de prix significatif va devenir un vrai casse-tête. Comment mesurer la hausse du prix du train ? Si beaucoup de voyageurs paient leur billet plus cher parce qu’ils l’achètent plus tard, est-ce une hausse de prix ou un changement de mode de consommation ? Si l’on ne sait plus bien calculer les prix, les banquiers centraux ne savent plus s’ils atteignent leur objectif de stabilité des prix. Et les gouvernements ignorent la vraie croissance, calculée à partir des chiffres en valeur… corrigée de la variation des prix.
Pour les entreprises, enfin, le défi est d’une autre nature. Le meilleur moyen de déterminer le consentement à payer d’un client est d’accumuler le maximum de données sur lui, pour mieux le connaître et le prévoir. Voilà pourquoi les mégadonnées, le Big Data, sont un enjeu essentiel pour les firmes, celui qui leur permettra de devenir demain plus profitables ou, au contraire, les fera sombrer dans les pertes. C’est là que réside la vraie puissance de Google, d’Amazon, de Facebook et d’autres géants américains : ils savent de plus en plus ce qui se passe dans nos têtes. Et les prochaines guerres des prix se gagneront dans les têtes plus que sur les marchés.
Source : “Le prix n’est plus ce qu’il était” – Jean-Marc Vittori – Les Echos – Vendredi 1 – Samedi 2 avril 2016