Uber en voie de désubérisation ? ou la revanche de l’espace public
L’annonce par Uber, le 11 avril dernier, de sa nouvelle stratégie mérite qu’on s’y arrête. Celle-ci s’articule autour de 5 actions, permet de tirer 3 enseignements et pose 2 questions.
CINQ ACTIONS
Uber se lance dans la location de vélos électriques sans stations fixes (via le rachat de Jump).
Uber se lance dans la location de voitures entre particuliers (via un partenariat avec Getaround).
Uber se rapproche de la possibilité de proposer un paiement intégré de toutes les formes de mobilité (y compris de transport public) via un partenariat avec Masabi, le principal opérateur de systèmes de paiements dans le secteur de la mobilité.
Uber accélère le développement de Uber Movement, le service de partage de données avec les villes et les habitants.
Uber lance une expérimentation à Washington, avec SharedStreets, pour mettre en commun les données sur l’utilisation de la bordure de trottoir. Uber va ainsi partager ses données sur les bordures de trottoirs les plus fréquentées pour monter ou descendre d’un VTC (voiture de transport avec chauffeur) de manière à convaincre les pouvoirs publics d’allouer plus de place à des services de VTC comme Uber.
TROIS ENSEIGNEMENTS
D’abord, cette annonce illustre que les modèles économiques de ces plateformes sont en évolution constante. Ainsi, Uber se transforme d’une compagnie de VTC en une place de marché pour la mobilité, selon les logiques de Mobility as a service (Maas) que nous avons déjà eu plusieurs fois l’occasion de décrire (ici). Officiellement, il s’agit de combattre le modèle de la voiture individuelle en propriété pour favoriser l’accès à la mobilité. Sans doute aussi, il s’agit de rechercher une viabilité économique qui fait toujours défaut. Autre exemple dans le secteur de la mobilité : Waze en février dernier avait également annoncé une évolution de son modèle, en décidant de se lancer dans l’exploitation de mini-bus à la demande.
Deuxièmement, elle illustre le changement de stratégie qu’Uber semble avoir adopté vis-à-vis des collectivités locales depuis l’arrivée du nouveau Directeur Général, Dara Khosrowshahi, en août dernier. Plutôt que de chercher d’abord à repérer les failles juridiques et à les exploiter en faisant fi des pouvoirs publics (« C’est une vieille tactique de certaines entreprises high-tech arrogantes ; elles préfèrent demander pardon plutôt que de demander l’autorisation », selon le conseiller municipal de San Francisco, Aaron Peskin, cité par le Monde le 13 avril dernier), il s’agirait désormais de nouer des partenariats avec les collectivités.
Troisièmement, elle confirme que ces plateformes numériques ne peuvent pas se passer d’un actif physique clef : l’espace public, et plus précisément la fameuse bordure de trottoir. On dit « fameuse » car elle renvoie à notre interpellation dans nos précédents billets : « Watch the curb ! Yes, the curb ! ». Dans un article au titre explicite (« L’humble bordure de trottoir est en train de devenir l’actif urbain le plus convoité », Quartz, 26 janvier 2018), la journaliste Karen Hao insiste sur les bénéfices que permet le « curb management » :
Une fois qu’une ville connaît l’emplacement exact de chaque bordure, elle peut évaluer son allocation d’espace actuelle contre les demandes des utilisateurs de la rue. Les voitures passent-elles longtemps autour du bloc pour trouver un parking ? À quelle fréquence les camions de livraison s’arrêtent-ils au milieu d’une route parce qu’il n’y a pas de quai de chargement ? Armée de ces données, la ville peut réallouer plus efficacement la bordure et mettre en œuvre des plans de gestion dynamiques.
Imaginez que l’on applique le même processus de numérisation pour le chargement des zones à tous les autres trottoirs, explique Thayne de Siemens. Cela permettrait aux villes de tarifer dynamiquement chaque véhicule ainsi que de recueillir des données sur la fréquence et l’endroit où chacun d’eux utilise la bordure. Les véhicules sauraient exactement quels espaces de stationnement étaient disponibles, peut-être parce que cette information serait directement intégrée à Waze ou à Google Maps. En conséquence, les véhicules ne passeraient pas de temps à faire le tour du bloc, ce qui réduirait la congestion, améliorerait la qualité de l’air et réduirait encore la pollution sonore. Les passagers des véhicules se rapprocheraient probablement aussi de leur destination. Aujourd’hui, la folie de la rue pousse souvent un Uber à laisser tomber ses passagers à un pâté de maisons de leur destination réelle. Cela ne devrait pas être le cas à l’avenir, ce qui serait particulièrement bénéfique pour les personnes ayant un handicap physique, dit Thayne. « Tout d’un coup, vous seriez mieux en mesure de mieux correspondre à une zone où il y a une rampe d’accès au trottoir, où il y a l’accès par ascenseur au lieu de l’accès aux escaliers. Et aucun de ces avantages ne nécessite une nouvelle infrastructure physique. “C’est juste prendre ce qui est déjà là et le numériser”, dit Thayne.
(traduction ibicity avec Google Translate)
DEUX QUESTIONS
L’évolution stratégique de Google n’est évidemment pas sans poser de questions.
La première concerne les conséquences d’une évolution où, de plus en plus, l’offre de services urbains privés entre en concurrence avec une offre de services urbains publics, avec la question tarifaire qui est clef. Comme nous l’écrivions dans notre article « Financer la ville à l’heure de la révolution numérique » (avec Clément Fourchy et Nicolas Rio) : « tout se passe comme si la collectivité brûlait ses vaisseaux ou ses réseaux, en mettant gratuitement à disposition une infrastructure à des acteurs qui développent une offre partiellement concurrente à l’offre qui permet le financement de ladite infrastructure ». C’est ce que souligne également Greg Lindsay, chercheur à la NewCities Foundation cité dans The Guardian : “Ma crainte est qu’Uber ne soit en train de provoquer un cycle de désinvestissement catastrophique. Ils sont en train d’essayer de siphonner les clients les plus solvables et de réduire le transport public à peau de chagrin » (“My fear is that Uber is going to lead to a cycle of cataclysmic disinvestment. They will try to siphon off the most profitable customers and leave public transport a rump service”).
La deuxième question qui se pose est : qui prend en charge cette nouvelle fonction que constitue le management de la bordure de trottoir ? On voit que les prétendants se multiplient. Il y a bien-sûr, potentiellement, les collectivités locales. Dans l’article cité plus haut, Karen Hao rappelle la démarche qu’a initiée la ville de Washington en 2015 pour recenser les informations sur les zones de livraison et mettre en place un système de tarification dynamique de ces emplacements. Mais il y a aussi Siemens, qui est cité à maintes reprises dans cet article et offre des services idoines. Il y a Uber, donc, dont on vient de présenter la nouvelle stratégie et son intérêt pour le trottoir. Il y a Google (et Sidewalk Labs – les “laboratoires du trottoir”), qui, avec Coord, vient de lancer une offre dédiée à l’information en temps réel sur la bordure de trottoir, et qui, ici, explique la manière dont on la digitalise (première étape : on « code the curb » ; deuxième étape : on transforme ces informations en règles). Assurément, la liste n’est pas définitive et le match sera intéressant à observer, en espérant que les collectivités n’oublient pas de s’y intéresser.
En attendant, ceux qui pensent que la mésaventure des Gobee-bike, aussi vite partis qu’ils sont arrivés (ils ont fonctionné à Paris pendant 4 mois), signifie le retour de la tranquillité sur les trottoirs, risquent vite de déchanter… à moins que… A San Francisco, l’organisme chargé des transports a adressé début avril un courrier aux opérateurs de trottinettes électriques : « Nous ne tolérerons pas des modèles économiques qui entravent le droit de passage piéton ou qui présentent un risque pour la sécurité ». Tandis que Bird, un opérateur d’engins électriques vient de lancer une opération SOS (Save Our Sidewalks) en s’engageant notamment à verser 1 dollar par jour et par véhicule aux villes.
A lire en complément le décryptage de la stratégie urbaine de Google par la Fabrique de la Cité : ici.
A lire également nos précédents billets :
– Pour lire l’avenir des villes, regardez le bord du trottoir
– La nouvelle valeur des espaces publics