Qui pilote la ville résiliente ?
C’est le thème de la résilience urbaine qu’a choisi EDF pour sa nouvelle matinée consacrée au Grand Paris.
Le terme est en effet d’actualité (voire à la mode) et apparaît de plus en plus comme une priorité dans l’agenda des villes – voir notamment le programme 100 Resilient Cities mis en place par la Fondation Rockfeller et auquel participe la ville de Paris.
La matinée, conçue et animée par Livier Vennin, était passionnante, tant les angles d’approche étaient à la fois divers et complémentaires (les actes seront prochainement publiés). Pour notre part, il nous était justement demandé de réagir aux différentes interventions du point de vue de la fabrique urbaine. La question à laquelle nous avons cherché à répondre était : comment met-on en œuvre la résilience et qui la pilote ? On trouvera ci-dessous les principaux points de notre intervention.
Pour commencer, nous sommes partis de la définition opérationnelle de la résilience que donne le très bon article “La résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité urbaine” : « la résilience peut être considérée comme la capacité de la ville à absorber une perturbation puis à récupérer ses fonctions à la suite de celle-ci ».
Le schéma ci-dessous permet ainsi de bien comprendre deux axes clefs de la résilience : le degré de perturbation suite à un choc, et le temps de récupération.
Trois leviers permettent d’améliorer cette résilience.
– Le premier levier relève d’une « stratégie technique visant à limiter le degré de perturbation du système par une meilleure capacité de résistance et d’absorption ». On peut penser par exemple aux skateparcs de Copenhague qui servent également à retenir les eaux en cas de fortes précipitations, ou au plan d’urbanisme mis en œuvre par exemple pour s’adapter aux inondations, comme le projet de Jam sur la ZAC Seine Gare Vitry à Vitry-sur-Seine (94) dans le cadre de l’opération des Ardoines.
– Le deuxième levier correspond à une « stratégie plus organisationnelle visant à accélérer le retour à la normale par une gestion optimisée des moyens et des ressources et une bonne accessibilité »
– Enfin, le troisième levier correspond à la « capacité du système à fonctionner en mode dégradé : la fonction est assurée en partie ou à un niveau de performance plus faible ». Ce troisième levier permet de former le « triangle de la résilience ».
Comme les auteurs de l’article le rappellent, et comme l’ont d’ailleurs souligné les précédents intervenants de la matinée, les réseaux techniques d’une ville sont très importants lors d’une catastrophe, car ce sont eux qui supportent les services essentiels. Mais il y a un point critique, c’est l’interdépendance des systèmes techniques. Par exemple, « le réseau de transport utilise le réseau de télécom pour gérer le trafic ». Et cette interdépendance des systèmes techniques est très largement liée à l’absence de collaboration entre les acteurs publics et privés des services de la ville. Le schéma ci-dessous, qui figure dans la publication citée, permet de rendre compte de cette compartimentation entre acteurs.
Mais, justement, regardons ce schéma de plus près ! Et notamment les acteurs mentionnés. On n’y retrouve ni Google, avec qui Enedis a dit travailler sur les postes sources (pour que leur localisation ne soit plus accessible sur le net), ni IBM, qui met régulièrement en avant son partenariat avec la ville de Rio sur la gestion des risques, ni Safer, la start-up intervenue dans la matinée, lauréate du prix spécial du jury lors du hackaton « hackrisques ». Bref, ce schéma ne mentionne finalement que les acteurs de ce qu’on pourrait appeler le « monde d’avant ». Ce qui est normal puisque l’article date de 2012, autrement dit, une éternité.
Or, entretemps, la révolution numérique, entendue comme une nouvelle révolution industrielle, s’est largement amplifiée. Celle-ci se caractérise notamment par quatre facteurs de mutation : l’émergence de la multitude, l’individualisation de l’individu (ou ultra-personalisation), l’instrumentalisation des temps, l’hybridation des secteurs (voir ici notre étude sur les nouveaux modèles économiques urbains, dont une large partie des réflexions qui suivent sont issues). Or ces quatre évolutions sont autant de leviers pour activer la résilience, et, pour le démontrer, nous allons d’ailleurs largement reprendre les exemples développés par les précédents intervenants.
Prenons l’activation de la multitude. La capacité à fonctionner avec des actifs distribués permet de limiter la perturbation du système. Les boucles locales d’énergie peuvent fonctionner même si le réseau central est défaillant. Pour reprendre l’exemple cité par Carmen Munoz, DG de Citelum, l’habitante du quartier éclairé avec un système « off grid » peut certes se plaindre qu’en hiver, les rues soient moins éclairées qu’en été, mais l’avantage, c’est que les lampadaires de son quartier fonctionneront même en cas de black-out généralisé ailleurs.
Le fait que l’habitant-usager-consommateur devienne producteur est une autre facette de cette multitude. Sébastien Maire, le responsable résilience de la ville de Paris, l’a dit plus tôt : les agents publics ne suffiront pas, et si les choses sont préparées à l’avance, les habitants sont disponibles pour les aider. C’est le cas lorsque les habitants se forment aux secours, ou lorsque les places libres dans les logements ou les voitures servent à loger ou transporter des gens qui ont perdu leur logement ou leur moyen de déplacement. La capacité à produire et à fournir des informations montantes et descendantes est un autre exemple de l’émergence de la multitude.
Cette mobilisation de la multitude est d’autant plus efficace qu’elle se fait « en temps réel », offrant par exemple des données de bien meilleure qualité que n’a pu le faire un organisme comme Vigicrues, et que ces informations sont ciblées en fonction de l’individu ou l’organisme qui les reçoit. Cette capacité à agir « en temps réel » est par ailleurs également cruciale au moment où le choc survient, comme l’a souligné l’exemple de Safer. Elle est d’ailleurs au cœur du modèle de l’effacement, qui, s’il est à l’origine lié à l’énergie, concerne de fait tous les flux de la ville.
Ces solutions qui relèvent de la multitude existaient avant la révolution numérique, mais celle-ci leur confère une toute autre ampleur. Justement, qu’est-ce qui permet d’activer cette multitude, cette ultra-personalisation et ce temps réel ? La réponse tient en un mot : « plateformes ». Celles-ci émergent comme une nouvelle infrastructure (au sens où elle constitue le soubassement de l’ensemble) indispensable au fonctionnement de la ville. Safer, présenté dans la matinée, est un exemple de plafeforme. Pour autant, les grands réseaux techniques restent nécessaires pour la production des services urbains : pas de covoiturage sans voirie ! Pas de smart-grid sans réseau !
De plus, l’infrastructure traditionnelle des grands réseaux reste nécessaire car elle remplit une fonction assurantielle. On a vu que les boucles locales d’énergie permettent de limiter les pics mais, symétriquement, les boucles locales d’énergie restent branchées sur le réseau électrique traditionnel « au cas où ». Mais alors, qui paye cette infrastructure ? Car, auparavant, l’infrastructure était financée par l’exploitation dans une logique d’économie d’échelle. Mais aujourd’hui, un Blablacar utilise la voirie mais ne la rémunère pas. Et la fonction assurantielle était financée par la fonction opérateur, mais ce n’est plus le cas lorsque les deux fonctions sont dissociées.
Parallèlement à cette émergence des plateformes, un nouvel acteur urbain émerge, celui qui est l’opérateur de la plateforme : l’ « agrégateur ». Se positionnant comme intermédiaires entre des fournisseurs d’offre (de mobilité, de services bancaires, d’énergie) et des consommateurs d’offre, les agrégateurs permettent aux habitants-clients-usagers de comparer et combiner les offres qui leur sont faites. Ce rôle d’agrégateur n’est pas nouveau : par exemple les « centrales de mobilité » permettent depuis longtemps à l’usager, malgré la multiplicité des autorités organisatrices de transport et des opérateurs de mobilité sur un territoire, d’avoir un billet unique et des horaires coordonnés.
Mais les agrégateurs, jusqu’à présent unidirectionnels et sectoriels, ont désormais la capacité d’élargir leur champ d’intervention en agrégeant les offres émanant de la multitude (par exemple une offre de partage de son véhicule) et en combinant des offres relevant de plusieurs secteurs (par exemple une offre de logement couplée avec une offre de mobilité). A Helsinki, la start-up « Maas » (Mobility as a service) propose un seul titre de transport par mois qui permet d’utiliser les transports publics sur toute la ville, plus 100 kilomètres en taxi, plus 500 kilomètres en voiture de location et 500 kilomètres sur le réseau de transport public. Ces nouveaux agrégateurs, en préemptant la relation avec l’usager, peuvent asservir les autres acteurs de la chaîne et viennent concurrencer les collectivités jusque dans leur fonction d’autorité organisatrice. Sidewalk Labs, la filiale d’Alphabet (la maison-mère de Google), propose ainsi de rediriger les subventions finançant les tarifs réduits des transports publics vers les usagers modestes.
En guise de conclusion, l’approche « fabrique » de la résilience permet de mettre en avant trois questions-clefs.
Primo, quel est le niveau optimal du système urbain ? Car un retour à la normale après un choc n’est pas forcément souhaitable (cf. l’approche « build back better »), et ce qui était considéré comme un mode « dégradé » pourrait bien être considéré comme un mode de fonctionnement plus efficient, rendu possible par la maîtrise de l’aval que permet l’agrégateur. La réflexion sur la résilience invite ainsi à s’interroger sur le dimensionnement de l’offre de services urbains, et pour cette raison, elle devrait être totalement prise en compte dans les débats sur les réponses à la crise des finances locales. Ces débats sont en effet trop souvent réduits aujourd’hui à une question de dépenses ou de recettes, en oubliant que dépenses et recettes sont avant tout fonction de ce qui dans le domaine de l’entreprise s’appelle la « proposition de valeur » et qui, dans le domaine de l’action publique locale, correspond justement à l’offre de services urbains.
Secundo, on l’a montré, la question du financement de la fonction assurantielle de la ville doit être résolue… a fortiori dans une logique de résilience.
Tertio, la question de qui pilote la résilience est clef. On a vu que les agrégateurs peuvent être un acteur-clé, sinon le pilote, de la résilience, grâce à leur capacité à maîtriser l’aval (multitude, ultra-personnalisation, temps réel) qui constitue un levier significatif pour améliorer la résilience. Mais celui qui peut piloter la résilience n’a t’il pas vocation à être plus généralement le pilote de la ville ? Cette question de la gouvernance des villes à l’heure de la révolution numérique, et en particulier la concurrence possible entre agrégateurs publics et agrégateurs privés, est essentielle, mais elle ne semble pourtant pas être mise en discussion. Profitons que la résilience soit, elle, à l’agenda des villes, pour nous en saisir collectivement !
Sources :
– “La résilience urbaine : un nouveau concept opérationnel vecteur de durabilité urbaine” – Marie Toubin, Serge Lhomme, Youssef Diab, Damien Serre et Richard Laganier – Developpement durable et territoires – 2012
– Etude sur les nouveaux modèles économiques urbains – ibicity-Acadie-Espelia – 2017 (ici)
– Article dans la revue Esprit sur “financer la ville à l’heure de la révolution numérique” (ici)
– billets de Pop-Up Urbain sur les villes résilentes (ici).
A lire également nos précédents billets :
– sur des menaces : black-out (ici), “un bel et épouvantable été” (ici), destruction des villes (ici), villes fantômes (ici)
– sur la précédente matinée Grand Paris organisée par EDF sur aménagement et opérateurs de réseaux (ici)
– sur la possibilité de marcher la tête en bas (ici).
Notre billet version jeu : “Acteurs de la résilience : le jeu des 5 différences”. Ci-dessous.
Autre quizz sur les acteurs de la ville : ici.