Milan Kundera à propos du trottoir : “Quelle belle leçon du concret !”
La mort du romancier Milan Kundera le 11 juillet dernier est l’occasion de publier ici la citation mise en exergue de Trottoirs ! (à côté d’une citation d’Annie Ernaux).
« Le plus grand événement de cette deuxième moitié du siècle, c’est la disparition des trottoirs », disait un jour Cioran entre le salon et la salle à manger, dans l’appartement de Claude Gallimard. Je vois encore les sourires polis et embarrassés qui suivirent. Pourtant, quelle leçon du concret ! Car une kyrielle d’événements dramatiques se déroulent sans infléchir si peu que ce soit notre vie, tandis que le remplacement des trottoirs par ces minces passerelles surpeuplées, jetées entre les piquets, les voitures garées, les échafaudages, les poubelles où il est impossible de flâner, de faire halte, de marcher côte à côte, a transformé la notion même de la ville, du quotidien, des promenades, des rendez-vous, du plaisir de vivre.
Cette citation est extraite de sa préface à l’édition Folio de Drôle de temps de Benoît Duteurtre (décembre 2017). Une version antérieure de cet écrit de Milan Kundera est parue le 30 janvier 1997 dans Le Nouvel Observateur, sous le titre « L’école du regard ». Il écrivait : « quelle belle leçon du concret ! » (et non juste « quelle leçon du concret ! »). Et la conclusion était un peu différente : « l’impossibilité de flâner, de faire halte, de marcher côte à côte sur ces minces passerelles jetées entre les piquets, les voitures garées, les échafaudages, cela a changé la notion même de la ville, du quotidien, des promenades, des rendez-vous, de la beauté ».
On remet ici la préface dans son intégralité (déjà publiée dans ce billet qui rappelait que Benoît Duteurtre est aussi l’auteur du livre “La cité heureuse”, qui évoquait en 2007 la privatisation des villes).
“Voir et savoir. Savoir voir”. Cette phrase rejoint celle de Georges Perec mis en exergue de “La vie mode d’emploi” : “Regarde de tous tes yeux, regarde (Jules Verne, Michel Strogoff)”.
A la différence des textes d’Annie Ernaux, dont la lecture précède de beaucoup l’écriture de Trottoirs !, j’ai découvert la citation de Milan Kundera en googelisant “trottoir + disparition” (cf. la partie du préambule sur le trottoir comme dérive). Je remets ici une note de bas de page, qui me paraissait rejoindre la question des “injonctions contradictoires” évoquée en conclusion, mais que j’ai finalement supprimée :
« Alors, que choisir ? La pesanteur ou la légèreté ? Nietzsche nous rappelle que Parménide s’est posé cette question au VIème siècle avant Jésus-Christ. Selon lui, l’univers est divisé en couples de contraires : la lumière-l’obscurité ; l’épais-le fin ; le chaud-le froid ; l’être-le non-être. Il considérait qu’un des pôles de la contradiction est positif (le clair, le chaud, le fin, l’être), l’autre négatif. Cette division en pôles positif et négatif peut nous paraître d’une puérile facilité. Sauf dans un cas, dit Nietzsche : qu’est-ce qui est positif, la pesanteur ou la légereté ? » (L’insoutenable légèreté de l’être). On pourrait ainsi se demander quel est le contraire du trottoir ? Est-ce la chaussée ? Le trottoir de droite est-il le contraire du trottoir de gauche ?
Pour écouter : Benoît Duteurtre évoquer Milan Kundera : ici, en juin 2023, dans Répliques, et le Book Club sur Kundera en février 2023, là.
Pour feuilleter Trottoirs !, c’est en librairie ou ici.
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