« Pour Juliette », ou la ville intelligente vue par Georges Mercadal
Georges Mercadal est une des grandes figures de l’urbanisme en France. Ingénieur des Ponts et Chaussées, il a notamment été Délégué Général de l’Union des HLM, Directeur de la Construction au Ministère de l’urbanisme et de la construction, Président de la Compagnie Générale de Productique (groupe Compagnie Générale d’Electricité), Président d’URBA 2000, vice-président du Conseil Général des Ponts et Chaussées, et vice-président de la Commission Nationale du débat Public.
Nous l’avons rencontré en avril dernier à l’occasion du Conseil de Développement du Val-de-Marne, à la suite d’une intervention que nous avions faite sur la manière dont le numérique saisit la ville. Nos propos, nous dit-il avec une exquise courtoisie, faisaient écho à un texte qu’il avait écrit fin 2016 à l’attention de sa petite-fille, Juliette, alors en troisième année de licence de philosophie, pour répondre à sa question « qu’est-ce que c’est la ville intelligente ? ». Ce texte est un témoignage rare et permet une prise de recul qui fait souvent défaut. Nous lui avons proposé de le publier sur notre blog, et le remercions de sa confiance.
« Pour Juliette, ou la ville intelligente d’Urba 2000 à Uber », de Georges Mercadal
La convergence des télécommunications et de l’informatique a donné naissance à une offre technique nouvelle, les Nouvelles technologies de l’Information et de la Communication, « les NTIC ». Dès les années 70 on a voulu appliquer cette nouvelle offre à la ville. Ainsi est né le concept de « ville câblée », et le lancement d’expérimentations-démonstrations de sa pertinence. C’est ainsi, notamment, qu’a été créée en 1984 et confiée à la DATAR la mission « Urba 2000 » (1).
On constate un nouvel intérêt pour le concept, notamment de la part des urbanistes et des écologistes, après une éclipse, due aux espoirs déçus, car peut-être excessifs, qu’on avait mis dans ces nouveaux équipements. On ne parle plus de ville câblée mais de ville intelligente. Eureka, la ville intelligente serait-elle le vecteur à la fois de la ville durable de l’écologie et de la ville culturelle de l’urbanisme ? Ces nouveaux espoirs mis dans les NTIC, aujourd’hui « le numérique », sont-ils plus justifiés que les précédents parce que les techniques ont évolué et l’intelligence artificielle apparue ?
Pour répondre à ces questions cet essai s’appuie sur une comparaison entre les travaux d’Urba 2000 au cours des décennies 80 et 90, et l’état des lieux en 2015, tel qu’il ressort notamment d’un rapport du Commissariat général au développement durable (2), d’un appel à projet du PUCA sous ce même titre et de son compte rendu sous la présidence de la Ministre (3), et d’une conférence, particulièrement riche de concepts originaux, d’Antoine PICON au club Ville et Aménagement (4). Comme toute mise en perspective, celle-ci révèle d’abord des permanences bien enracinées, mais aussi une rupture, sous l’accélération technique des NTIC et plus encore du modèle économique qu’elles charrient.
1/ De la ville câblée à la ville intelligente, la Ville face à l’explosion numérique
Entre la « ville intelligente » et « l’application des NTIC au fonctionnement urbain », tout est pareil et tout a changé : l’offre technico-économique des NTIC, la demande sociale de Ville pour « la Ville que nous voulons », l’approche des responsables publics pour exploiter ces potentialités.
Les systèmes techniques ont conservé leur architecture, mais ils ont été bouleversés par la puissance de nouveaux composants
Les applications des NTIC aux problèmes urbains sont toujours construites sur le même schéma technique : 1/capter de l’information, 2/la téléporter vers un centre de traitement, ou une plateforme de mise en relation, 3/envoyer l’information traitée à des récepteurs. Ce schéma est resté le même depuis les expériences d’Urba 2000, mais les techniques mises en œuvre pour assurer chacune des trois fonctions ont connu dès les années 90 un changement radical.
Prenons l’exemple le plus ancien, imaginé et expérimenté par URBA 2000 à Bayonne en 1984, qui s’avère aujourd’hui le plus répandu (5) : l’affichage sur panneaux à messages variables, disposés aux endroits stratégiques de l’agglomération, des places libres dans les divers parkings publics. Chaque exploitant transmet périodiquement- au centre informatique sous autorité de la municipalité, le nombre de places dont il dispose. Ce centre de traitement peut, soit transmettre aux panneaux la réalité de l’instant, soit, fort d’une analyse statistique du passé, afficher des prévisions à plus ou moins brève échéance. Selon le même schéma, avec des capteurs miniaturisés construits pour cet usage, la Ville de Paris s’est dotée d’un système centralisé de contrôle du taux de chlore dans toutes les canalisations de distribution d’eau potable, indicateur global de la non-dangerosité de l’eau distribuée.
« Nantes en poche » (6), telle application récente créée par la ville de Nantes ne fonctionne pas différemment : collecte d’information, traitement intelligent, diffusion à des récepteurs, systématique ou à la demande. Seuls ont changé les équipements mis en œuvre pour réaliser ces fonctions. Indice néanmoins d’un changement profond : le segment intelligent ne s’appelle plus centre de traitement mais « plate-forme ». Internet a imposé sa terminologie, comme si le traitement des données entrées ne consistait qu’en leur aiguillage vers l’utilisateur qui en a besoin au moment où il en a besoin, où qu’il soit. En réalité la plate-forme est plus que jamais le segment intelligent du dispositif. Mais il a une neutralité apparente parce que, tout au moins dans sa version idéale, l’information lui parvient automatiquement, et il répond aux usagers non moins automatiquement.
Ainsi, les innovations techniques ont bouleversé la manière de réaliser les trois segments des applications NTIC : celui de la saisie des données, avec notamment la géolocalisation par satellite, celui de leur transmission avec Internet et le réseau d’antennes de la téléphonie cellulaire, et celui de leur réception, par l’apparition d’un récepteur universel, portable et ouvert en permanence, le Smartphone, possédé désormais par plus de 50 % de la population.
La question que les urbanistes, et les écologistes, posent à ces systèmes est toujours inspirée par le même idéal, mais celui-ci s’adapte aux réalités
Cette dynamique technique, longue aujourd’hui de 40 ans au moins, prend place dans un décor dont on ne peut faire abstraction, celui du désir de « Ville » très largement partagé, mais contre battu par les forces technico-économiques. La tentative d’utiliser cette dynamique pour faire pencher la balance du bon côté, celui de la culture et du durable, doit être appréciée dans ce contexte, lui-même évolutif. Où en est ce combat pour la ville, contre les tendances ?
En 2000, un groupe de travail du Conseil National des Villes répond en ces termes : « Quelle ville voulons-nous ? La réponse est simple : nous voulons la Ville que nous connaissons, celle des rencontres, du choix, du mouvement, des opportunités, des monuments, des rues, des places, des perspectives…. La ville européenne et pas la ville américaine ! Le consensus est impressionnant, allant des responsables aux habitants en passant par les chercheurs ». Et cette ville est profondément ancrée dans la culture européenne. C’est l’idéal quasi unanime des professionnels de la ville, comme le succès d’EUROPAN le démontre depuis plus de vingt ans.
Effet ou cause, cet idéal est aussi celui de la ville durable : compacte pour diminuer les déplacements, limitée pour réduire l’artificialisation des sols, pénétrée par la nature, organisée autour des transports collectifs et des modes doux …Une ville pour une société apaisée, trouvant ses satisfactions dans les contemplations et la culture et délaissant la course aux consommations et aux activités toujours plus variées et plus importantes.
Or, développement de l’automobile, mais aussi du transport en commun en site propre. Goût pour la maison individuelle et plus généralement l’espace, la nature, le calme. Mutations de la grande distribution et plus généralement les besoins d’espaces de plus en plus grands de toutes les fonctions de production, de distribution et de service. Autant de processus qui vont vers l’étalement urbain, le contraire de la ville continue, délimitée, chargée de sens, et durable, que nous voulons.
Entre idéal et réalité, le schéma du grand Paris propose un archipel de « morceaux de villes », autour des nouveaux pôles de transport, comme aux Groues (Nanterre), à Marne-la-Vallée ou à Europa City, chacun en tout point inspiré de la ville que nous voulons. Mais dans leur ensemble, ces pôles d’urbanité égrainés dans le tissu aggloméré ressemblent plus à la Région Urbaine que le Commissariat Général du Plan voyait comme un objectif d’avenir dans les années 75-80 (7), plutôt qu’à une seule et même « Ville ». Issue des réflexions des plus grands urbanistes du moment, force est de considérer cette vision comme le meilleur compromis possible entre notre idéal culturel et environnemental, et les forces techniques et économiques qui jouent contre ce dernier. Si l’on en croit les archéologues du haut moyen-âge, c’est après tout une forme urbaine qui a ses quartiers de noblesse (8) ! C’est bien par rapport à ce compromis qu’il faut apprécier l’impact des NTIC.
Les stratégies de réponse, par les NTIC, à cette demande sociale hésitent toujours entre l’approche globale et l’approche analytique, mais le modèle économique de la transition numérique semble devoir trancher
A quoi peut-on faire servir l’offre technique précédente dans le contexte urbain ? Deux approches coexistent pour répondre à cette question : l’une globale, l’autre analytique (9).
L’approche globale s’intéresse à la création d’une totalité idéale. En dehors de nombreux exercices de prospective, cette approche a été une constante des pouvoirs publics. Pour ces derniers la combinaison de toutes les applications des NTIC sur une même ville pourrait créer une ville d’un type nouveau. Ce fut en 1980 TSUKUBA au Japon, et le projet initial URBA 2000 en France (10). En quelque sorte, prouver sur le terrain que les NTIC, courants faibles, étaient porteurs d’une rupture équivalente à celle des courants forts au 19ième. Récemment, un appel à projets du PUCA (11) pour « la ville durable », ou le programme de la CDC pour une smart city qui « n’est pas celle des GAFA…une smart city d’intérêt général» (12) illustre la permanence de cette approche, même si « …bien sûr il s’agit d’en faire un business…rentable ».
L’approche analytique ensuite, qui prend les problèmes du fonctionnement urbain un à un (13). L’idée initiale URBA 2000 fut vite abandonnée au profit d’un projet plus pragmatique : expérimenter dans le district Bayonne Anglet Biarritz et dans la région Nord-Pas-de-Calais ce que les NTIC pouvaient apporter à la résolution des problèmes concrets que les responsables se posaient dans ces territoires. Le bilan d’Urba 2000 s’analyse comme une série d’expériences sectorielles, plus ou moins abouties, d’application des NTIC aux fonctions urbaines : parkings, transport en commun, trafic automobile, hôpitaux et médecine de ville, université, services sociaux.
Autant de fonctions qui aujourd’hui font l’objet de plates-formes Internet, avec des objectifs semblables, d’une manière complètement indépendante les unes des autres. Y compris quand il s’agit de fonctions aussi proches les unes des autres que les parkings, la circulation et les transports en commun ! D’ailleurs le rapport du CGDD confirme que les municipalités ont beaucoup de peine à même coordonner les initiatives qui se font jour sur leur territoire. La dynamique semble bien aller dans ce sens.
2/ La ville intelligente, une dynamique économique et sociologique
La force de ces nouveaux outils qui combinent communication et calcul nait de leur adéquation aux lois de l’économie d’entreprise aussi bien qu’aux tendances de l’évolution sociétale. Aux lenteurs des applications poussées par une autorité centrale et ses problèmes budgétaires, succède l’explosion des processus économiques spontanés, dans lesquels une offre toujours plus pratique rencontre une demande qui s’alimente à une tendance profonde.
Au plan économique, la rupture technique abolit le mur des coûts qui bloquait le développement des applications des NTIC par les collectivités locales.
En 80, toute application nécessite des investissements spécifiques considérables, du réseau de transmission aux terminaux. Il faut pouvoir justifier auprès des décideurs publics d’une base d’utilisation propre à montrer l’utilité de ces investissements. Ceci est difficile s’agissant de nouveaux services devant lesquels on ne connaît pas la réaction des citoyens. Les investisseurs privés pressentis, les grands groupes concessionnaires de services publics locaux, les seuls existants à l’époque, sont encore plus frileux. D’où le passage par des expérimentations et des démonstrations, à la charge des responsables publics. Qui souvent ne débouchent pas. L’enquête SYNTEC montre qu’en 2016 on n’a réalisé à l’initiative des municipalités qu’une toute petite partie des services qu’Urba 2000 avait mis en expérimentation.
Désormais l’infrastructure, la « ville câblée » des années 70, est donnée par la combinaison de toutes les innovations qui viennent d’être mentionnées. Et tous ces équipements présentent l’énorme avantage, outre leur commodité, leur puissance et leur ubiquité, d’être rentabilisés par une base d’utilisations payantes : la téléphonie. Il n’est pas exagéré de dire qu’il n’y a plus de barrière d’entrée à la création de services urbains intelligents. Leur démarrage peut être progressif.
Ainsi, pour les parkings, l’exploitant n’a plus à intervenir : chaque place étant dotée désormais d’un indicateur de disponibilité pour optimiser le remplissage interne du parking, l’ordinateur du parking connait le nombre de places disponibles et le transmet en temps réel au centre (internet des objets connectés). Le service est meilleur, plus fiable et moins coûteux. Mais en outre, les panneaux à message variable sont superflus. Ils peuvent être remplacés, comme cela fonctionne à Barcelone, par un affichage sur l’écran du navigateur de bord ou celui du smartphone. Le service « urbain » devient un produit annexe d’équipements installés pour d’autres raisons. Il est meilleur et produit au coût marginal d’utilisation des équipements existants. Il ne nécessite aucune intervention de l’Autorité Publique.
On mesure la portée de cette rupture à la généralité de cet exemple. Le même effet s’est produit sur un cas plus complexe, celui de l’information sur le trafic distribuée en temps réel au conducteur (14). L’échec du dossier médical portable, autre application conçue par Urba 2000, si utile pour faire synergie entre la médecine de ville et l’hôpital notamment (15) s’explique différemment. Mais il confirme aussi l’impossibilité des collectivités locales à maîtriser une application des NTIC qui affirme la globalité de chaque fonction urbaine.
Au plan sociologique, ces innovations se placent dans la dynamique du désir d’autonomie individuelle.
Selon le sens que Jacques Attali (16) a reconnu à l’évolution darwinienne des outils techniques, ces innovations sont promises au plus bel avenir. Car elles flattent et renforcent le désir d’autonomie des individus. A l’image de toutes les grandes innovations techniques qui ont réussi, comme Attali en fait la brillante démonstration.
C’est peut-être la raison pour laquelle les municipalités sont plus tentées par l’application des NTIC d’aujourd’hui à leurs propres services administratifs. Ainsi des plates-formes d’information qui permettent une utilisation combinée de modes de transport différents (17), ou une utilisation personnalisée des services administratifs d’une ville, comme « Nantes en poche » ou encore « Nice mairie spot ». Ce que le rapport du CGDD appelle les applications « servicielles ». Appellation qui a le mérite de les rapprocher de ce que font les banques ou la distribution, montrant le potentiel de développement qu’elles recèlent encore : faire faire une partie du service par l’usager lui-même, transfert de coût indolore car accompagné de plus d’autonomie.
Ces plateformes servicielles supportent d’autres applications encore plus porteuses d’avenir pour le fonctionnement physique des agglomérations. « L’uberisation » des transports s’est développée d’une manière tellement foudroyante qu’elle défraie tous les jours la chronique. Mais c’est la même logique qui s’applique, en totalité ou encore partiellement. Elle utilise une chaîne d’algorithmes, notamment capables d’assurer la mise en relation d’une offre et d’une demande, de manière de plus en plus « intelligente » et en temps réel. C’est le management urbain par les algorithmes.
Ces plates-formes intelligentes, quand elles vont au bout de leurs possibilités, font de l’ensemble des consommateurs un ensemble de producteurs potentiels. Une start-up dénommée « la voiture noire » illustre cela en mettant en place, sur sa plate-forme, un système d’assurance et de crédit permettant à tout un chacun de louer une voiture, et avec celle-ci de s’inscrire comme transporteur sur la plate-forme UBER. On peut croire alors aux perspectives que nous décrivent les constructeurs automobiles du Mondial 2016 : la voiture électrique urbaine payée au temps d’utilisation, servant à rejoindre quelques lignes de transport collectif ultra performantes. Le changement de comportement nécessaire pour la « ville durable » peut-être le fruit du processus darwinien de sélection dans la durée de l’offre en fonction des tendances profondes de la demande.
D’ailleurs, une application du même concept à la consommation et à la production d’électricité est en cours de développement. Fortement soutenue par le mouvement écologiste, aux antipodes de l’organisation actuelle du réseau électrique, elle favorise le solaire et l’éolien individuels. Si le terme d’uberisation n’est pas utilisé, le concept sociétal est bien le même : tous, tour à tour, consommateurs et producteurs pour le plus grand bien de l’économie et de l’environnement. Sa généralité est établie !
3/ la Ville intelligente, des marchés de services ouverts, en fonctionnement « intelligent »
Au total, quand il s’agit des applications émanant des pouvoirs publics territoriaux, pour l’optimisation des services qui dépendent d’elles, les seules qu’on envisageait en 1980, les enquêtes du CGDD et de SYNTEC (enquête 2015) suggèrent que les municipalités sont loin d’avoir réalisé les applications jugées souhaitables en 1985, justement pour l’an 2000 !
En regard, dès lors que l’infrastructure, réseau et terminaux, existe, plus de barrière d’entrée, les applications se multiplient au gré des initiatives, les start-ups d’intermédiation sont possibles, comme les projets des GAFA. Le flux continu d’innovation et son adéquation aux tendances à l’autonomie individuelle et à l’entre soi, comme à la dynamique « start up » et aux capacités d’investissement des GAFA, et à leur puissance de généralisation quasi instantanée au monde entier des applications les plus réussies, se traduit par l’essor des processus économiques de création de services. Les acteurs économiques, les entrepreneurs, prennent donc le pas sur les opérateurs publics.
Les responsables politiques sont contournés par ce mouvement. La ville câblée, qu’on essayait de faire financer par les collectivités ou leurs concessionnaires, voire sous forme de sociétés d’économie mixte (18), ne dépend plus d’elles. Les municipalités n’en sont même plus un régulateur puisque, par exemple, le Conseil d’Etat leur dénie le droit d’empêcher la pose d’antennes de téléphonie cellulaire sur les immeubles. A fortiori sont-elles dans l’impossibilité de profiter des flux financiers énormes que véhiculent ces infrastructures. Faute d’avoir anticipé, elles ont été contournées par ceux auxquels l’innovation technique a donné la main. Le rapport du CGDD dit même combien l’autorité territoriale a de difficultés à seulement chercher à coordonner les initiatives des agents économiques sur son territoire. Et l’éditorial cité de son Directeur Général montre que la CDC est consciente de ce dessaisissement. La Chine, elle, a confié son programme de 180 « smart cities » à sa compagnie nationale (19), sa propre GAFA !
4/ Et « la ville que nous voulons », dans tout ça ?
Si la transition numérique est une dynamique qui change le concept de ville, les processus prenant le pas sur l’idéal, le fonctionnement sur l’infrastructure, « le scénario sur le plan », l’entreprise sur la municipalité, quelles conséquences sur « la ville que nous voulons » ? Trois thèses développées par Antoine Picon, interprétées à la lumière d’histoires anciennes (20), suggèrent des éléments de réponse. On peut être optimiste, mais, comme souvent, à condition de jouer avec les tendances, pas de dépenser vainement son énergie à les contrarier.
« Nouvelle intelligence », la « Petite Poucette » dans les pas du « walk your finger »
La plus hardie des thèses d’Antoine Picon est que les habitants de la ville numérisée, les pratiquants d’algorithmes de toutes sortes, développeront un « nouveau type d’intelligence ». Voilà une vue futuriste que l’auteur avance avec précaution. Elle est pourtant bien dans la ligne d’une évolution largement entamée, celle qui substitue à la spontanéité des comportements, la programmation rationnelle des activités.
Ce basculement fut détecté par Pierre Calame fin des années 60 pour interpréter les différences de comportements de fréquentation des centres commerciaux aux États-Unis et en France. Il fut frappé par cette publicité des pages jaunes de l’annuaire de New York : « walk your finger ». Qu’une telle publicité fonctionne, signifiait que l’Américain préparait ses déplacements en fonction de ce qu’il voulait faire. C’était un planificateur. Le marseillais avait à la même époque une attitude toute différente (21) : il décidait d’aller au centre de la ville et là, voyait quoi y faire. Souvent à la fois flâner, voire du monde, lécher les vitrines, donc s’informer, acheter. Rationalité opposée à spontanéité, individualisme à grégarisme, représentation abstraite des lieux et des activités associées, dans une aire métropolitaine complexe, opposée, à la configuration simple de la ville européenne et plaisir de voir, toucher, éprouver, se laisser influencer ! Et plus dissociation de la prise d’information et du déplacement d’achat ou d’activité dans le processus de décision.
N’y a-t-il pas aujourd’hui entre « la Petite Poucette » de Michel SERRES et des personnes plus âgées, notamment celles qui ont renoncé à s’habituer à Internet et au Smartphone, la même différence de comportement ? C’est le gage que l’évolution ira dans le sens de la prise d’information sur la ville et de la programmation des activités, plutôt que le sous-produit des déplacements physiques dans la ville. D’autant plus que l’on peut compter sur l’innovation des NTIC pour rendre la prise d’information encore plus facile d’accès et plus personnalisée.
Est-ce une « nouvelle forme d’intelligence » ? C’est à coup sûr un changement d’attitude à l’égard de l’espace, qui engage aussi bien le mode d’acquisition de la représentation de la Ville que le mode de prise de décision des individus. C’est faire de la ville un « bouquet » d’activités dans lequel choisir rationnellement. Même les temps de flânerie devront être « décidés » ! Mais il suffira d’un clic sur le joujou sorti d’une poche pour le faire. Ce changement est profond. Il est aussi particulièrement accordé à la ville « archipel de centralités » réparties dans l’espace, à laquelle les urbanistes semblent se rallier.
N’est-ce pas sur ce nouveau circuit des décisions individuelles qu’il faut interposer les régulations de l’intérêt général cher à la CDC, et à d’autres ? L’UE a commencé de le faire en limitant le marketing réalisé par les GAFA à l’aide de données personnelles. Que peut faire un Maire ?
Le « tournant de l’espace ».
C’est plutôt un constat que fait Antoine Picon quand il énonce la thèse suivant laquelle les NTIC ont pris le « tournant de l’espace », tellement géolocalisation et guidage sont utilisés tous les jours par des millions d’automobilistes et de smartphones dans toutes les villes du monde. De sorte que les discontinuités de l’archipel auquel les urbanistes semblent s’être convertis seront franchissables plus aisément. La réalité augmentée et la réalité virtuelle vont suivre. La représentation virtuelle de la destination abolira la distance psychologique. La représentation de la ville est faite de repères (vieIlle étude sur Boston, DAVID LYNCH) qui pourront être suggérés au long du parcours grâce à la réalité augmentée et au sans contact. La combinaison du réel et du virtuel permettra de vivre l’archipel comme une Ville.
Mais ce tournant de l’espace des NTIC, conjugué à l’évolution des transports, pourrait être mieux mis au service du fait culturel urbain que nous voulons faire vivre. En jouant sur cette abolition des distances, l’un des projets soumis au concours du « Grand Paris », hélas non retenu, a proposé un archipel d’urbanités greffées sur les villes existantes de l’axe Paris Rouen Le Havre. C’était une manière d’utiliser ce tournant de l’espace pour exploiter un capital culturel et social remarquables. Ce pourrait également être le moyen de faire aujourd’hui ce que beaucoup d’études d’armature urbaine des années 60 proposaient, par exemple en Languedoc, faire fonctionner « comme une ville » un chapelet d’agglomérations à tailles humaines.
Les professionnels de l’aménagement sont peut-être restés trop marqués par la coupure entre urbanisme et aménagement du territoire, alors que l’essor des NTIC et des transports l’a d’ores et déjà abolie.
« Les occurrences » : le temps, nouvelle dimension de l’aménagement.
En facilitant les activités dans l’espace, les « occurrences » dit Antoine Picon, les NTIC donnent le moyen d’organiser des simultanéités, c’est-à-dire de la centralité urbaine, pour un temps déterminé dans le décor qu’on a choisi. La multiplication des événements qui drainent ainsi des foules considérables en est la preuve. Mais on a plutôt réservé pour le moment la mobilisation intensive de ce moyen pour des événements exceptionnels.
On pourrait l’envisager pour des événements de proximité plus courants. La mise en voie piétonne temporaire d’une rue ou d’un quartier peut parfaitement s’envisager des lors qu’on est capable d’aider le trafic à se réorienter en temps réel aisément. Ceci ouvre la possibilité de braderies, de spectacles de rue, voire de simples flâneries, dans des lieux qui se prêtent à de tels « scénarios », et il en est de nombreux dans nos agglomérations chargées d’histoire. Cet aménagement des temps d’urbanité serait plus efficace et moins risqué que l’affectation définitive de tels territoires à tels scénarios.
Cette faculté de provoquer et de gérer des simultanéités, des centralités temporaires, peut être aussi une manière de réaliser ce premier degré de la mixité sociale que nous voulons, préalable indispensable qui consiste à croiser les regards avec « les autres », à faire des lieux partageables et partagés.
Planifier des occurrences, monter des scénarios d’évènements temporaires, c’est s’affranchir des déterminismes territoriaux, dont l’inconvénient majeur est la ségrégation, celle des résidences comme celle des fréquentations.
Notes
(1) Sous l’impulsion directe du cabinet de la présidence de la république, fut créé au début des années 80 un programme dénommé « Urba 2000 » pour explorer l’intérêt des NTIC dans la résolution des problèmes urbains. Faute de financement, c’est-à-dire d’intérêt de la part des autorités publiques, ce programme s’éteignit progressivement au début des années 2000.
(2) Villes intelligentes, «smart», agiles : Enjeux et stratégies de collectivités françaises. Etude réalisée par Fanny Bertossi sous la direction de Anne Charreyron-Perchet
(3) Consultable sur le site du PUCA
(4) Disponible en version audio sur le site du club. Conférence reprise de son ouvrage : « Smart Cities. Théorie et critique d’un idéal autoréalisateur téléchargeable à l’adresse ci-après : http://editions-b2.com/les-livres/6-smart-cities.html
(5) Selon l’enquête SYNTEC citée dans le rapport du CGDD.
(6) Il s’agit de permettre, à partir d’une « appli » fonctionnant sur smartphone, de se procurer en temps réel toute réponse à une question pratique qui implique les services publics de la ville : horaire des transports en commun, démarche administrative, guidage vers tel équipement culturel…comme le titre le suggère.
(7) En 1975, le CERAU s’est vu confier par le service Régional du Commissariat Général du Plan, une étude dans ce sens sur l’axe Paris Rouen Le Havre. Michel ROUSSELOT en était à l’époque le responsable. Témoignage de cette continuité, le projet le plus nouveau pour le Grand Paris, était le développement, pour absorber la croissance de l’Ile de France, du chapelet de villes existantes le long de cet axe, doté d’un moyen de transport ultra performant. Et pourrait-on ajouter d’une infrastructure de télécommunication en fibre optique de très haute performance, comme c’était l’idée initiale des deux promoteurs d’URBA 2000. On peut regretter qu’il ait été rejeté au profit du schéma en tache d’huile on ne peut plus traditionnel.
(8) En 2016, traitant de l’apport des récentes découvertes archéologiques à la connaissance de la ville du moyen âge, Hélène NOIZET écrit : « qu’est-ce qu’une ville ?… C’est une configuration, à la fois sociale et spatiale, marquée par la densité et la diversité de la population. En ce sens, la ville existe depuis la protohistoire… Mais le mot charrie d’autres connotations situées dans le temps et dans l’espace de la fin du Moyen Âge. À nos oreilles d’Européens du vingt et unième siècle la notion induit, souvent de manière implicite une unité spatiale continue et délimitée, associé à une unité politique.… On a ainsi eu tendance à oublier que cette conception n’est pas un invariant de la condition urbaine. » Selon l’auteure l’archéologie récente nous invite à considérer comme ville du haut Moyen Âge des agglomérations discontinues, qui ne sont pas regroupées matériellement dans un même espace par une enceinte ni gouvernées par un pouvoir unique. « Elles forment donc des sortes d’archipels qui sont avant tout structurés par des réseaux de circulation à l’échelle régionale. »
(9) Antoine PICON théorise cette double approche et confirme sa permanence en constatant que les uns abordent la ville intelligente comme un idéal et les autres comme un ensemble de processus de réalisation.
(10) L’idée initiale de Jacques ATTALI à l’Elysée et de Georges PEBEREAU président d’ALCATEL était de construire une infrastructure en fibre optique sur l’axe Paris Rouen Le Havre pour faire fonctionner cet ensemble « comme une ville. Il s’agissait de concurrencer les promoteurs de TSUKUBA avec une vue plus prospective. Les auteurs du projet de développement du Grand Paris sur cet axe n’ont pas eu plus de succès. Deux occasions manquées ?
(11) Il procède de cette idée que l’accumulation de petites innovations en un même lieu produit une totalité en rupture. Il est appliqué à « la ville durable ». Beaucoup de réponses sont à base d’applications sectorielles de NTIC.
(12) Editorial du Directeur Général de la CDC présentant ce programme.
(13) Meilleure illustration de cette approche, le livre d’André BARTHELEMY, « Questions de Ville », au pluriel.
(14) Entre 1985 et 1990, URBA 2000 promeut un système d’information embarquée sur l’état du trafic. Il est une version moins coûteuse du système mis en démonstration à Berlin par Siemens. A Berlin, Siemens a installé un maillage d’émetteurs récepteurs infra rouges en bordure de rues. Les véhicules sont eux aussi d’émetteurs récepteurs adaptés. Les récepteurs fixes géo localisent les véhicules en notant leurs passages devant les récepteurs infra rouges. De ces données le centre de traitement calcule des vitesses d’écoulement du trafic par section de rues, renvoient cette information, par l’intermédiaire des émetteurs fixes, aux récepteurs embarqués. Ces derniers, dotés de carte digitalisées et d’intelligence, permettent au conducteur d’entrer son origine et sa destination et de calculer le meilleur itinéraire compte tenu des vitesses moyennes tenues à jour par le centre de traitement. URBA 2000 s’est inspiré de cette architecture, mais a essayé d’éviter le coût de l’infrastructure infra rouge en lui substituant l’utilisation du RDS. Bien entendu avec des performances bien moindre et l’obligation d’avoir une flotte de véhicules équipés spécialement pour capter des données de vitesse permettant de calculer des temps de parcours par itinéraire. Inutile de dire que ni Siemens à Berlin ni URBA 2000 à Paris n’ont réussi à convaincre leurs municipalités respectives et les constructeurs automobiles de consentir les investissements nécessaires à ces usines à gaz. Les utilisateurs aujourd’hui du guidage installé dans la majorité des voitures neuves mesurent le chemin parcouru !
(15) Conçu par Urba 2000 dans les années 1980, sur une carte à mémoire spécifique, ne vit jamais le jour au niveau de la région Nord-Pas-de-Calais. Parce qu’il fallait justifier de la mise en service d’un nombre de cartes suffisantes pour décider tous les professionnels de santé d’une région à acquérir le terminal nécessaire pour les lire. Aucune autorité n’était en mesure d’imposer le système et aucun financier de réaliser l’investissement initial, comme le fit plus tard avec la carte verte la sécurité sociale. Aujourd’hui cette application pourrait se diffuser progressivement sans investissement particulier grâce aux Smartphones, comme les billets de la SNCF.
(16) Dans « … » l’auteur montre comment depuis l’aube de l’industrialisation, les innovations qui survivent à la durée sont celles qui vont dans le sens de l’autonomie individuelle. Ce qui est à l’évidence le cas des évolutions des NTIC.
(17) Ce que l’on a appelé le troisième mode de transport, combinaison de la voiture ou de la bicyclette et du transport en commun.
(18) Seule exception remarquable (qui confirme la règle ?) : Issy les Moulineaux.
(19) Rapport pour le MIT « The development of smart cities in China” Li (Corresponding author) • Yanliu Lin• Stan Geertman, Human geography and Planning, Department of geoscience, Utrecht University, Heidelberglaan 2, 3584 CS, Utrecht, The Netherlands. Email: Y.Li2@uu.nl”
(20) Ceci peut nous avoir conduit à mal les interpréter, que l’auteur nous excuse.
(21) Enquête CREDOC sur la fréquentation du centre de Marseille, 1965