Montréal : neige, réchauffement et finances locales
Rien de tel que de se rendre sur place pour voir les choses telles qu’elles sont et non telles qu’on se les imagine. Mon voyage à Montréal du 28 février au 9 mars 2024 fut ainsi plein de surprise.
Chaud, chaud, le séjour à Montréal !
Entre autres rendez-vous sur l’aménagement, la mobilité et le stationnement, j’étais venue à Montréal pour intervenir dans le cadre d’une conférence organisée par le réseau Villes Région Monde (VRM) et l’Institut National de Recherche Scientifique (INRS) du Québec sur le thème « Sous la neige, le trottoir ». Certains plaisantaient : « Tu ne verras pas les trottoirs, puisqu’ils seront sous la neige ». Mais en l’occurrence c’est surtout la neige que je n’ai pas vue, ou à peine. A chacun de mes rendez-vous, mon interlocuteur ou interlocutrice me partageait sa stupéfaction : « cela fait 35 ans que je vis à Montréal et c’est la première fois que je vois des trottoirs sans neige » ; « c’est la première fois que je vois le Saint-Laurent non gelé au milieu de février » ; « ma fille est allée ce matin à l’école sans son manteau, juste avec un pull » ; « ce paysage, avec l’eau sur la glace du lac qui dégèle, c’est normalement mi-avril qu’on l’observe ». Les patinoires en ville, autres que celles réfrigérées, la piste de luge sur la Terrasse Dufferin à Québec, et même les stations de ski de fond des Laurentides étaient fermées en cette période de « relâche », tandis que le 28 février les outardes survolaient le Saint-Laurent vers le nord.
Le point étonnant n’était pas tant qu’il ne neigeait pas (fin février-début mars, le temps est très variable, avec parfois de très belles « bordées de neige », parfois non), mais que la neige, qui normalement à cette époque de l’année reste présente sur les trottoirs, avait largement fondu. Il en restait heureusement encore un peu, ainsi que plein de signes de l’hiver urbain québécois : les fins piquets jaunes entourant les mobiliers urbains pour signaler aux déneigeuses de les éviter, les balises de déneigement (signalant aux opérateurs les zones à déneiger) sur les gazons devant les maisons des zones résidentielles, les tempos (abris pour les voitures ou les entrées de maisons), etc.. (voir « Exercice d’observation des trottoirs de Montréal », à la suite de celui sur Helsinki).
Photos prises les 29 février à 18H15 (angle Saint-Laurent / Rachel) et 28 février à Candiac
Plusieurs personnes m’indiquaient que cet hiver s’annonçait le plus chaud depuis qu’on mesure les températures au Québec (1871). En fait, il s’est avéré être « seulement » le second hiver le plus chaud, sans doute parce qu’il s’est remis à faire froid le lendemain de mon départ… et même à neiger le premier jour du printemps ! Il y a des fois comme cela où, à un tout petit décalage près, tout aurait pu être différent.
Un saisissement de ce voyage fut ainsi cette forte confrontation au changement du climat. Beaucoup de Montréalais s’en inquiétaient : moins de neige signifie moins d’eau et un risque accru que de nouveaux incendies de forêt se produisent, de manière à la fois plus intense et plus forte. L’an passé, les feux de forêt avaient été d’une telle ampleur que Montréal s’était retrouvée embuée dans une épaisse fumée. Certains diront que le phénomène est analogue en France : début février, le rapport de la Cour des Comptes sur l’avenir des stations de montagne avait frappé l’opinion, mais l’inquiétude était surtout touristique et économique (cf. la question « Où est votre neige ? » posée par Alexandre Monnin aux participants du séminaire « Futurs de villes »). Or, au Québec l’enjeu est bien davantage anthropologique (pour reprendre le thème du dernier rapport Vigie de Futuribles) : quand l’environnement de l’homme se modifie, l’homme lui-même se modifie. Lorsque c’est toute une ville qui avait l’habitude de vivre avec la neige, c’est l’identité de la ville qui change, ainsi que la manière dont on la vit :
« Mon pays, ce n’est pas un pays, c’est l’hiver »
« Mon chemin ce n’est pas un chemin, c’est la neige »
Source : « Mon pays », de Gilles Vigneault, repris dans la chanson « Demain l’hiver » de Robert Charlebois. Voir aussi les textes de Louis-Edmond Hamelin sur la « nordicité du Québec » et les travaux de Daniel Chartier sur l’imaginaire du nord et de l’hiver. Egalement le chapitre « La notion d’hivernité. Apprivoiser la glace et la neige », de Norman Pressman, fondateur de l’Association internationale des villes d’hiver, dans Sensations urbaines. Une approche différente de l’urbanisme, sous la direction de Mirko Zardini (Centre Canadien d’Architecture et Lars Müller Publishers, 2005). Egalement Quartiers d’hiver. Ethnologie d’une saison, de Martin de la Soudière.
Ci-dessus : l’inuktitut compte environ vingt mots pour décrire la “neige” (et vingt-neuf pour la “glace”)
Un déneigement qui coûte de plus en plus cher à des collectivités financièrement contraintes
Revenons à nos trottoirs sous la neige. Justement, le déneigement des trottoirs est un sujet qui revient dans toutes les discussions. En effet, il détermine le quotidien des habitants, qu’il s’agisse de se déplacer et d’aller d’un point à un autre, ou tout simplement, de pouvoir sortir, ou pas, de chez soi. Notamment, mais pas seulement, pour les « aînés » (voir par exemple le guide réalisé par la principale agence d’urbanisme au Québec, Vivre en Ville, pour favoriser des villes d’hiver adaptées aux personnes aînées, sous la houlette notamment de Victor Bouguin).
Or le coût du déneigement est très élevé et en forte augmentation. « Aucune autre ville au Canada ne dépense autant en neige que Montréal. En plus d’être la grande ville la plus enneigée d’Amérique du Nord, son centre-ville est dense, ce qui signifie qu’il y a peu de place pour mettre la neige et qu’il fait trop froid pour la laisser fondre (…). Ces conditions obligent la Ville à entreprendre plusieurs fois par année des opérations complexes de déneigement, qui comprennent le remorquage de voitures, le déneigement au milieu de la rue avant de le charger dans des camions et de l’acheminer vers l’une des plus de 20 décharges, une opération qui a été estimée ces dernières années à environ 1 million [de dollars canadiens] par centimètre de neige enlevée ». (Source : « Déneigement à Montréal : Une facture de près de 200 millions cet hiver » – La Presse – 27/11/2023 – Morgan Lowrie)
En novembre dernier, la mairesse de Montréal, Valérie Plante, avait cité la hausse des coûts de déneigement, qui a parfois doublé d’une année à l’autre dans certains arrondissements, comme l’une des raisons pour lesquelles elle a dû augmenter les taxes foncières de 4,9% en 2024. En cause : la forte inflation, la pénurie de main-d’œuvre, l’explosion du coût des camions de déneigement suite aux perturbations de la chaîne d’approvisionnement liées à la pandémie de COVID-19 et à la guerre en Ukraine, où de nombreuses pièces étaient fabriquées.
Le réchauffement climatique est aussi un facteur qui explique la hausse des coûts de déneigement : « si certains pourraient penser que des hivers plus doux induits par le changement climatique réduiraient les coûts, il existe d’autres défis. Montréal connaît davantage de cycles de gel-dégel, ce qui l’oblige à intervenir plus souvent pour éviter les blocages de canalisations et la glace dangereuse ». De plus, « les fortes chutes de neige s’étalaient autrefois entre les mois de novembre et de mars, mais elles se concentrent désormais en janvier et février. Résultat : les entreprises de déneigement font fonctionner toutes leurs machines en même temps sur une période plus courte, embauchant davantage de personnes et les obligeant à travailler en heures supplémentaires ». (source : idem)
Non seulement donc, le coût du déneigement est très élevé et en forte augmentation, mais de plus, les finances locales des municipalités québecoises sont fragiles. Un livre découvert par hasard à la librairie Pantoute de Québec insiste sur ce point. Ecrit par Maxime Pedneaud-Jobin, ancien maire de Gatineau (quatrième ville la plus « populeuse » du Québec avec près de 300.000 habitants), il explique que « les municipalités du Québec tirent aux alentours de 70% de leurs revenus de la taxe foncière », mais que cette taxe vieille de deux siècles est restée la même alors que les municipalités se sont complètement transformées :
« Au milieu du XIXème siècle, chacun devait se débrouiller pour trouver de l’eau, pour gérer ses déchets. Chaque propriétaire entretenait son bout de trottoir en bois. Quand une tâche exigeait la contribution de plus d’une famille, une corvée était organisée. Le premier aqueduc était géré par le privé, le transport en commun et les services d’incendie l’étaient également. Avec l’urbanisation et l’industrialisation, les initiatives privées ou individuelles ne suffisent plus, la tâche est trop grande. Les investissements nécessaires pour acheminer l’eau, pour assurer les déchets et pour assurer la lutte aux incendies dépassent les capacités des particuliers et des entreprises privées. Nécessité fait loi, le collectif prend le pas sur l’individuel : les institutions municipales prennent la relève ». (Source : chapitre « La mission des municipalités change », dans Libérer les villes, de Maxime Pedneaud-Jobain, Editions XYZ, 2023)
Ainsi, aujourd’hui, la taxe foncière ne permet plus aux municipalités de remplir leurs missions, « ni les traditionnelles ni les nouvelles », et les villes connaissent d’importantes difficultés financières (voir ci-dessous le lien entre fiscalité locale, formes urbaines et environnement). Dans ce contexte, les économies sur le déneigement sont scrutées avec attention : « Il y a de bonnes chances qu’on puisse faire des économies, mais le vrai chiffre, on ne le connaît pas encore », indiquait en février 2024 l’élue responsable du déneigement à Montréal.
Lorsque le déneigement devient un sujet politique
Les économies sur le déneigement peuvent ainsi résulter des conditions météorologiques. Par exemple, cet hiver à Montréal, seulement 122 centimètres étaient tombés à fin février, contre un record de 255 centimètres en 2022-2023. La particularité du “déneigement des trottoirs et rues” à Montréal est qu’à partir d’une accumulation de neige de 10 à 15 centimètres, la neige déblayée et tassée en bordure des rues est chargée et transportée dans les sites de dépôt à neige. Le moindre enneigement a donc permis à la ville de faire seulement deux opérations de chargement complètes contre quatre l’hiver dernier.
Mais d’autres mesures d’économies résultent dans des choix qui sont faits concernant le déneigement.
Par exemple, quel doit être le délai de déneigement ? La ville de Gatineau a ainsi décidé en 2016 que la cible de 24 heures adoptée en 2006 devait être revue : « Désormais, si les précipitations dépassent les 30 cm, il faudra entre cinq et sept jours respectivement pour dégager les trottoirs des rues locales, soit les rues de quartier. Le déneigement des rues prioritaires, qui comprennent les artères principales, les zones scolaires et les zones situées près des résidences pour personnes âgées demeureront à 24 heures de délais ».
Faut-il déneiger ou encourager les habitants à rester chez eux ? Le 25 janvier dernier, pendant une « tempête de verglas », la pluie verglaçante avait forcé la fermeture de plusieurs écoles. Mais, « s’il y a une tempête, les gens vont sortir de toute façon, et nous ne voulons pas qu’ils se blessent, notamment parce qu’ils peuvent réclamer des dommages et intérêts à la Ville après des blessures subies sur les trottoirs glacés », dixit le spécialiste d’économie urbaine Jean-Philippe Meloche (cité dans l’article « Déneigement à Montréal : Une facture de près de 200 millions cet hiver » évoqué plus haut. Voir aussi : indemnités).
Faut-il déneiger tous les trottoirs ou un trottoir sur deux ? Par exemple, ceux qui sont le plus au soleil, et laisser enneigés ceux à l’ombre, ou ceux où il y a le plus de vent ? Mais si l’augmentation des cycles de gel et dégel liée au changement des conditions climatiques impacte le coût du déneigement, elle rend aussi plus difficile la marche sur les trottoirs. Avant, les citadins marchaient sur la neige, mais s’il neige et qu’il fait plus chaud, cela devient de la glace, et quand on marche sur de la glace, il n’y a pas d’adhérence. Les trottoirs sont glacés, et les accidents se multiplient. Des personnes âgées ne sortent plus de chez elles car les trottoirs sont glissants. Même les jeunes ont des accidents. Message reçu le 11 mars : « un de mes jeunes collègues s’est fracturé le bassin en glissant sur une plaque de glace ».
Preuve que le sujet est politique, une pétition a été lancée en novembre 2023 « pour un déneigement sécuritaire des trottoirs » à Trois-Rivières (140.000 habitants, deuxième plus ancienne ville du Québec), qui a recueilli plus de 1000 signatures :
« Considérant les répercussions de la décision de la Ville de Trois-Rivières de déneiger un trottoir sur deux sur la vie des habitants des premiers quartiers de Trois-Rivières ; Considérant que la construction et l’entretien des trottoirs relèvent de la responsabilité de la Ville de Trois-Rivières ; Considérant que la Ville de Trois-Rivières reconnaît le rôle de premier plan que jouent les trottoirs dans le transport actif et la sécurité des piétons ; Considérant que les citoyens et citoyennes de Trois-Rivières sont en droit de s’attendre à ce que la Ville entretienne ses infrastructures de façon à assurer la sécurité de ses habitants ; Considérant que les difficultés liées au déneigement ont déjà commencé à se manifester alors que l’hiver n’est pas encore commencé, que Trois-Rivières n’a pas encore connu de chute de neige importante et que la capacité des dépôts à neige n’est pas encore un enjeu ; Considérant que des trottoirs non déneigés peuvent avoir un impact sur la livraison du courrier et d’autres services ; Considérant que marcher dans la rue ou sur des trottoirs mal déneigés représente un enjeu de sécurité pour les citoyens et, en particulier, pour les enfants, les aînés et les personnes à mobilité réduite ; Il est demandé au conseil municipal de revenir sur sa décision de ne pas déneiger 52 km de trottoirs et d’évaluer d’autres scénarios pour réduire ses dépenses qui n’impactent pas la sécurité des piétons et piétonnes ».
Justement, les chutes sur les trottoirs glacés deviennent un sujet de santé publique. En octobre dernier, une étude a dénombré l’importance des chutes sur les trottoirs et stationnements, tandis qu’une aînée qui s’est fracturé la jambe en glissant sur un trottoir glacé s’exclamait : « avec toutes les taxes qu’on paie, je trouve ça indécent » et dénonçait le manque d’entretien à Montréal.
Si le sujet n’était pas aussi glissant, la vidéo ci-dessous (source : ici) pourrait valoir son pesant de poissons :
Dans cette autre vidéo ci-dessous, il faut écouter le présentateur observer que la piste cyclable est mieux déneigée que les trottoirs.
Par-delà les explications qui expliquent cette différence, sa remarque est révélatrice de la concurrence qui se joue, du point de vue du déneigement, entre le trottoir, la voie cyclable et la chaussée. Par exemple, les piétons qui chutent ou les automobilistes voient que les pistes cyclables sont très bien déneigées, des groupes Facebook en parlent et ainsi de suite : la neige rend plus visibles les priorités accordées aux uns et aux autres, et tout le monde voit ce qui est déneigé et ce qui ne l’est pas.
Ainsi, alors qu’avant la neige était un sujet technique, la neige devient maintenant un enjeu politique : il y a une politisation de la neige. Alors que la neige devient glace, que le coût du déneigement augmente et que les finances municipales sont sous pression, que signifie aujourd’hui « bien déneiger » ? (Merci LB !)
La neige, quel partage public-privé, collectif-individuel ?
La « mise en politique » du déneigement constitue un bon exemple des discussions à venir sur « la proposition de valeur » des services publics dans un contexte de fortes mutations des modes de vie et de contrainte financière publique. Quelle doit être la « proposition de valeur » d’une politique de déneigement ? A qui s’adresse-t-elle en priorité ? Comment se met-elle en oeuvre ? Avec quels acteurs ? Avec quels coûts et quelles ressources ? Car si certaines politiques obligent à arbitrer entre des avantages pour les uns et des inconvénients pour les autres (pour revenir à un exemple plus français et estival, l’extension des terrasses de restaurant sur les trottoirs est un avantage pour les restaurateurs et leurs clients, une nuisance potentielle pour les riverains), d’autres choix sont liés à des arbitrages financiers. Si on ne peut pas déneiger à la fois les trottoirs et les pistes cyclables et la chaussée, ou s’il ne faut peut-être pas déneiger tous les jours, c’est que cela coûte cher, et que des arbitrages s’imposent.
Ce sujet de finances locales oblige aussi à réinterroger la ligne de partage entre le « service public » et ce qui relève de la prise en charge individuelle (ou groupe d’individus). La progressive extension des compétences des municipalités québécoises témoigne d’une prise en charge collective d’actions auparavant individuelles, mais le balancier peut, selon les périodes, repartir dans l’autre sens.
La question se pose par exemple de savoir si c’est à la collectivité de déneiger les fameuses ruelles, si caractéristiques de l’urbanisme montréalais des années 1890-1930, et désormais emblématiques, avec les “ruelles vertes“, d’une réappropriation de l’espace public par les riverains. La municipalité a répondu : « Une ruelle est déneigée si elle est asphaltée et qu’elle répond à l’une des conditions suivantes : elle est parallèle à une artère commerciale ; on y effectue des livraisons commerciales ; c’est une voie d’accès pour le Service de sécurité incendie de Montréal ; il s’agit d’une ruelle publique, où on trouve l’entrée principale d’une résidence ou d’un commerce. Si votre ruelle ne satisfait pas ces critères, il faut faire appel à un entrepreneur privé ». (source : https://montreal.ca/sujets/deneigement-des-trottoirs-et-des-rues). Dans dix hivers, qu’en sera-t-il ?
Là encore, la neige constitue un révélateur des choix qui sont opérés entre prise en charge collective et individuelle. La simple observation sur Instagram des trottoirs enneigés de Montréal et, par exemple, New-York permet de distinguer ceux qui sont déneigés par la collectivité et ceux qui le sont par les riverains : à Montréal, le déneigement est homogène, tandis qu’à New-York le bout de trottoir devant une maison n’est pas déneigé de la même manière que le bout de trottoir d’à côté.
Cette problématique, aussi vieille que les trottoirs de Pompéi (voir la carte commentée au micro de France Culture, ici), traverse fondamentalement la fabrique et la gestion urbaines. Elle est par exemple au cœur des débats sur les « valeurs » de l’aménagement dont on reparlera jeudi au Réseau National des aménageurs – notamment à propos des opérations d’ensemble (en ZAC ou autres) versus une somme d’opérations individuelles.
L’exemple québécois est à nouveau riche d’enseignements. Il rappelle que le collectif n’est pas forcément la collectivité, mais peut consister en une communauté d’habitants. Les « corvées » constituent à cet égard un exemple intéressant, par exemple en matière de nettoyage, notamment lors du grand nettoyage de la ville au sortir de l’hiver.
Source : ecoquartier-rpp.ca/corvees-autonomes/
(Sur les corvées en Nouvelle-France : ici)
Enfin, le déneigement montre une singularité de l’urbanisme québécois, et peut-être même de l’urbanisme nord-américain : avec des limites qui sont non seulement beaucoup plus floues entre propriété privée et propriété publique, mais qui sont surtout peu lisibles visuellement. Par exemple, sur l’image de Google Maps ci-dessous, la limite entre la propriété privée et la propriété de la ville ne correspond pas à la démarcation entre le trottoir et le gazon, mais à une ligne en retrait de quelques pieds. Le driveway est, sauf erreur, privé, mais l’arbuste est d’une propriété plus incertaine. Lorsqu’à la conférence de VRM j’ai cité la phrase du paysagiste Gilles Clément (« les oiseaux et les arbres ne connaissent pas le cadastre »), un participant québécois a rebondi : “ici, les Québécois non plus ne connaissent pas le cadastre !” (Nota : ce sujet est clairement à approfondir. Tout éclairage est bienvenu et peut-être envoyé à ibicity@ibicity.fr).
Et pour finir sur une vision enneigée, une photo du « joyeux chaos après la tempête » qui m’a été envoyée le 4 décembre 2023, avec la poésie de cette première bordée de neige, “30 centimètres qui étouffent tous les bruits et arrondissent tous les angles”.
Ainsi, à Montréal, qu’on a adorée, la neige, plutôt que de recouvrir de son long manteau blanc les politiques urbaines, les rend au contraire parfaitement visibles ! J’espère qu’il y aura davantage de neige la prochaine fois, et surtout de la poudreuse, mais une chose est sûre :
« Je reviendrai à Montréal
J’ai besoin de revoir l’hiver
Je reviendrai à Montréal
Écouter le vent de la mer
Se briser comme un grand cheval
Sur les remparts blancs de l’hiver
Je veux revoir le long désert
Des rues qui n’en finissent pas
Qui vont jusqu’au bout de l’hiver
Sans qu’il y ait trace de pas ».
(R. Charlebois. “Je reviendrai à Montréal“)
Et aussi :
– Tentative de mise en schéma du déneigement à Montréal : ici
– Notre précédent billet du 1er avril : ici
– Une vidéo virale sur le “Montreal snow removal process” : twitter.com/MadelnCanada/status/1732865646780657758 et une amusante vidéo sur vent et verglas sur la terrasse Dufferin à Québec
– Un riche mémoire sur “La neige à Montréal : quels impacts dans la conception et la gestion de la ville ?“, de l’architecte Clément Chapuis
– Une magnifique exposition se tenait au Musée des Beaux-Arts de Montréal sur Henry Moore et Georgia O’Keeffe. « A sense of place »… On en reparlera à propos du paysage. On peut revoir les extraits du film projeté en fin d’exposition dans le film” Georgia O’Keefe”, de Perry Miller Adato, 1977.
– Avec ses 28 étages (121 mètres), l’édifice de la Banque Royale, érigé en 1928, juste un avant la crise de 1929, fut à l’époque l’édifice le plus élevé de l’Empire Britannique. Il serait aujourd’hui le 31ème gratte-ciel le plus élevé de… Montréal (selon le Montreal Skyscraper Diagram, ci-dessous). Depuis le premier plan d’urbanisme de 1992, la hauteur des immeubles à Montréal est déterminée de manière à protéger la vue sur le Mont-Royal. (source : Wikipédia et BM)
Le Mont-Royal… où se trouve le fameux Belvédère Kondiaronk qui offre ce panorama iconique sur la ville :
Ah ah ! Poisson d’avril !! Ceux qui connaissent Montréal remarqueront qu’on a supprimé une tour ! Le vrai panorama est celui-ci, même si on ne l’a pas vu non plus ainsi, faute de neige :
Une vue qu’on n’a pas vue ! Source : Alamy blanchie
Montreal Skyscraper Diagram :
“La hauteur des bâtiments augmente progressivement à mesure que l’on approche du centre des affaires, tout en respectant des hauteurs semblables à celles du mont Royal” (source : Ville de Montréal : “Cadre de révision des hauteurs et densités du centre-ville“) :
– La chanson “Les trottoirs du boulevard Saint-Laurent” de Diane Tell
– Montréal est à la même latitude que Bordeaux mais, avec le courant du Labrador, elle reçoit des masses d’air arctique. “L’une des caractéristiques d’une ville nordique est qu’elle connaît des températures moyennes en dessous du point de congélation quatre mois par année” (ici). A noter que la fameuse “ville souterraine” (Réso) est moins impressionnante que ce qu’on en dit depuis la France (pour une analyse détaillée : ici).
– Le maire de Gatineau évoqué dans ce billet a fait l’objet d’une interview par Sylvain Grisot au sujet des inondations que sa ville a connues. A écouter : ici.
Zoom sur le lien entre fiscalité locale, formes urbaines et environnement
Merci à Laurent Chevrot, directeur général de l’Agence de mobilité durable de Montréal, pour l’entretien passionnant qu’il m’a accordé sur le stationnement et, plus largement, sur le financement des villes au Canada. Les municipalités québécoises étaient au départ centrées sur les « services à la propriété » (l’entretien des rues, l’éclairage, le réseau d’eau, le déneigement, la gestion des ordures par exemple – d’ailleurs, « les services étaient tellement réservés à la propriété que seuls les propriétaires votaient », indique l’ancien maire de Gatineau page 89 de son livre). Or, aujourd’hui, les villes doivent assurer de plus en plus de « services à la personne » : brigades pour prendre en charge l’itinérance, logement social, développement économique notamment. Comme il n’y a pas de taxe professionnelle, ni de taxe d’habitation ou sur les ordures ménagères, et que les dotations financières en provenance des provinces sont très faibles, et malgré quelques nouvelles recettes (par exemple une taxe sur les immatriculations), le déficit financier des municipalités est souvent gigantesque.
La seule manière de se financer consiste à autoriser de nouvelles constructions qui permettent de générer des revenus court terme qui, au moment où le développeur immobilier verse le chèque lié aux taxes, permettent de « payer l’épicerie ». Mais cela revient à « pelleter en avant » (quand on pelle devant soi, il va falloir repelleter !), puisque, à plus long terme, ces développements génèrent de nouveaux services, et donc de nouveaux coûts. Quand les constructions sont très denses, comme les tours dans le centre-ville de Montréal, il y a peu d’infrastructures à développer et entretenir pour beaucoup de logements avec une forte valeur. Mais quand il s’agit de développements pavillonnaires, le même linéaire de voiries, à déneiger et à entretenir, le même linéaire de réseaux humides et électriques, ne sera financé que par quelques maisons avec chacune une poignée d’habitants, et ne générera des taxes que pour quelques maisons.
Ainsi, fabriquer la ville comme le centre-ville de Montréal est rentable, mais faire de la ville comme dans la grande majorité de Montréal et de toute la banlieue, c’est déficitaire. Donc pour s’en sortir, il faut continuer à développer perpétuellement. Ainsi nous pouvons prendre l’exemple d’une ville sur la rive Sud de Montréal, qui devrait être riche parce que ses habitants sont plutôt aisés, et qui est finalement en difficulté car elle n’a aucune capacité de développement et soumise à des frais venant de paliers supérieurs qui augmentent à chaque année. A l’inverse, les villes qui ont beaucoup d’espaces de développement s’en sortent, a fortiori si elles développent des zones commerciales qui coûtent moins cher à entretenir et ne nécessitent pas de services à la personne.
Les villes sont droguées au développement foncier, et, quand elles ne le peuvent pas, asphyxiées financièrement. Ou comment la taxe foncière est le principal vecteur d’étalement urbain au Québec et illustre le lien entre fiscalité locale, formes urbaines et environnement. (Pour aller plus loin sur ce sujet, voir aussi page 100 et suivantes de « Libérer les villes »).
NB : Sur la “financiarisation” des villes, écouter aussi l’interview du québécois Kevin Lambert (Prix Médicis 2023 avec Que notre joie demeure) au micro de Paul Citron sur “Ainsi va la ville” (notamment entre les minutes 6’06’’ et 8’50″ et à la 37ème minute).
La révolution du déneigement
“En ville en 1700, au lendemain d’une grosse bordée, on poussait tout simplement la neige au milieu des rues, ce qui rendait évidemment les déplacements pénibles, voire impossibles. Il faut attendre le milieu du 18e siècle pour que des administrateurs municipaux rédigent les premières ordonnances pour faciliter la circulation en zone urbaine. Par exemple, à partir de 1747, le sieur Jacques-Joseph Guiton de Monrepos tente d’établir, chaque hiver, des règles de déneigement en multipliant les ordonnances obligeant les citoyens à nettoyer les rues devant leur maison sous la menace d’une amende de 3 livres, soit approximativement l’équivalent d’une contravention de stationnement aujourd’hui.
Au printemps, la fonte de la neige engendre l’apparition de gros ruisseaux souvent nauséabonds. Lorsque la neige fond trop rapidement, les sous-sols des habitations s’inondent fréquemment.
D’ailleurs, la première fonction des égouts en ville est de permettre le ruissellement sous terre de l’eau de pluie, mais aussi de l’eau de la fonte des neiges. En 1796, on confie également la tâche du déneigement aux soldats britanniques en garnison sur l’île de Montréal. Au 19e siècle, les citoyens ont tendance à taper la neige dans les rues plutôt qu’à l’enlever. Après 1841, les règlements des autorités se précisent, on demande alors aux citoyens de s’assurer qu’il n’y a pas plus de deux pieds de neige devant leur maison. L’année suivante, on précise que seulement quatre pouces de neige sont tolérés sur les trottoirs devant chaque résidence, sous peine de contravention. Entre 1866 et 1930, la charrue tirée par un cheval sera au cœur de l’opération déneigement. À la fin du 19e siècle, les tramways électriques de Montréal et de Québec apparaissent. L’hiver, on peut les munir d’une pelle placée à l’avant pour pousser la neige. Néanmoins, il faut attendre 1910 pour qu’une grande ville comme Montréal assure le déneigement de toutes les rues de son territoire. Au lendemain des tempêtes, des hommes sont engagés à 25 cents l’heure pour effectuer la corvée de déneigement. La neige est déposée dans de grosses bennes à neige tirées par des chevaux.
En 1925, une machine révolutionne les déplacements en hiver. Arthur Sicard crée le charge-neige automatique. Sicard s’inspire de la bonne vieille moissonneuse-batteuse pour créer sa souffleuse. Deux ans plus tard, la Ville d’Outremont achète le « charge-neige automatique » de Sicard pour la somme de 13 000 $. L’invention tombe à pic parce que la population ainsi que le réseau routier sont en pleine croissance. Dès 1929, à la veille de la Grande Dépression, le gouvernement du Québec décide de déblayer la route reliant Montréal et Québec. On utilise alors les souffleuses de Sicard, des mastodontes capables de broyer dix à douze tonnes de neige à la minute.
Dans les décennies suivantes, les chenillettes de Joseph-Armand Bombardier se joindront à l’invention d’Arthur Sicard pour faciliter les déplacements hivernaux. Au fil du temps, les pratiques québécoises relatives au déneigement se sont bonifiées. Elles font maintenant l’envie d’autres pays touchés par la neige”.
Source : “La révolution du déneigement“, Martin Landry, Le journal de Montréal, 12 mars 2022
Le pont de glace entre Levis et Quebec
Source : ici
“Avant l’arrivée des brise-glace et des navires à coque d’acier, les ponts de glace représentaient une part de l’identité des habitants vivant en bordure du fleuve Saint-Laurent. Le terme pont de glace désigne un passage balisé situé sur l’englacement entre les deux rives du fleuve Saint-Laurent. Lorsque le plus connu d’entre eux prenait entre Québec et Lévis, c’était une fête. Il permettait des échanges économiques et une socialisation particulière, à la fois pragmatique et festive. Les ponts de glace constituent un patrimoine immatériel en raison des nombreux récits et représentations picturales qui nous sont parvenus”. Source : Yves Hébert, “Ponts de glace sur le fleuve Saint-Laurent“, Encyclopédie du patrimoine culturel de l’Amérique Française.
Résumé
Un billet rafraîchissant sur un sujet glissant ! Sujet auparavant technique, la neige à Montréal devient désormais un enjeu politique : on assiste à une politisation de la neige. Quand la neige devient glace, que le coût du déneigement augmente et que les finances municipales sont sous pression, que signifie aujourd’hui « bien déneiger » ? Le déneigement rend aussi visibles les arbitrages qui sont opérés entre prise en charge collective et prise en charge individuelle d’un certain nombre d’activités. Ou comment la neige illustre les liens entre changement du climat, modes de vie, participation citoyenne, finances locales et formes urbaines. Avec un risque : celui de chuter sur un trottoir… ou de “pelleter en avant” !
Billet linkedin associé.
Un grand merci à toutes les personnes qui ont contribué à la réussite de ce séjour, et notamment à AO et F. Bouglé.