Miscellanées sur le trottoir [work in progress]
Ce billet est un billet de travail. Lisez plutôt notre billet précédent sur 25 illustrations prospectives des rues de demain !
Camelots sénégalais à Buenos Aires : une négociation cosmopolite du trottoir, de Régis Minvielle
Ce ne sont pas seulement des échanges marchands qui organisent les rapports sociaux sur les trottoirs d’Once. C’est tout un quotidien à l’intérieur duquel se jouent de petites scènes sociales et les interactions que les Africains partagent avec des Argentins, des Péruviens, des Boliviens et quelques Brésiliens, vendeurs de rue également. Ce milieu de la vente ambulante, hétérogène de par les origines multiples des commerçants et des produits proposés, a toutefois en commun l’expérience de la migration et l’occupation de l’espace public. Se retrouver dans les mêmes lieux et pratiquer la même activité crée des liens de sociabilité. Ainsi, chaque jour, on se salue bien souvent comme les Argentins, c’est-à-dire en se faisant la bise indistinctement de son identité sexuelle, on s’efforce de prendre des nouvelles des uns et des autres, on évoque la vie du quartier, et les facteurs conjoncturels de la faiblesse des ventes telle que la pluie, la fin du mois, la crise, la grève dans les transports. Le commerce de rue ne se définit pas seulement par un amoncellement de diverses marchandises vendues sur un coin de trottoir ou à la sortie d’une bouche de métro. Au-delà des transactions et de la relation vendeur-client, c’est toute une vie de quartier qui se joue. Avec l’arrivée des vendeurs ambulants, l’espace public se mue en espace marchand qui prend la forme du marché et des sociabilités qui lui sont associées. À l’image du marché, l’oralité occupe une place déterminante dans les relations sociales. Ces acteurs mis en présence par le trottoir, le carrefour, la rue, l’avenue ou le quartier, échangent de la parole, des informations, de la confiance et plaisantent.
Revisiter la notion d’hétérotopie : le trottoir comme contre-espace de consommation
A la liste des lieux hétérotopiques décrits par Foucault (1984), notre étude ajoute l’examen d’une portion d’espace urbain utilisé comme espace d’approvisionnement. Les jours où sont déposés les objets « encombrants », le trottoir devient en effet un espace de transit et de circulation temporaire, silencieux et anonyme d’objets usagés, formant ainsi un contre-emplacement aux lieux marchands conventionnels. Au-delà des monographies centrées sur les usages sociaux et parfois déviants de la rue – des ventes à la sauvette aux petits trafics illicites (Duneier, 2000 ; Loukaitou-Sideris et Ehrenfeucht, 2009 ; Whyte, 1943), ce chapitre analyse comment le trottoir rythmé par la périodicité de collecte des « encombrants », devient un espace d’illusion et de compensation de la société marchande. En particulier, ce chapitre dévoile la manière dont des populations qui pratiquent le débarrassage ou le glanage d’objets font du trottoir une « hétérotopie de résistance » déployée dans l’espace public (Kohn, 2003 ; Allweil et Kallus, 2008), aux portes mêmes des lieux de consommation. A travers un ensemble d’oppositions – permanence/évolution, espaces-temps incompatibles, continuité/discontinuité, illusion/compensation, ouverture/fermeture – le trottoir apparaît ainsi à la fois comme un miroir et une contestation de la société du déchet (de Coverly et al., 2008).
Foucault (1984) montre que les hétérotopies s’opposent, d’une part, aux lieux réels et concrets dans lesquels nous vivons et, d’autre part, aux lieux « fondamentalement irréels » que sont les utopies. Les hétérotopies sont littéralement des « espaces autres » qui, bien que « dessinés dans l’institution même de la société », forment des « contre-emplacements, sortes d’utopies effectivement réalisées dans lesquelles les emplacements réels, tous les autres emplacement réels que l’on peut trouver à l’intérieur de la culture, sont à la fois représentés, contestés et inversés, des sortes de lieux qui sont hors de tous les lieux, bien que pourtant ils soient effectivement localisables » (Foucault, 1984, p.1574). Les hétérotopies existent dans toutes les sociétés. Et quoiqu’elles prennent des formes variables selon les époques, les cultures, les régions, elles partagent plusieurs propriétés communes : elles juxtaposent en un même lieu plusieurs espaces incompatibles ; elles accompagnent par accumulation ou rupture un découpage du temps ; elles jouent sur des systèmes d’ouverture et de fermeture qui les isolent ou les rendent plus ou moins pénétrables ; elles entretiennent l’illusion, l’apparence, le simulacre, ou viennent y substituer une volonté de perfection. A la longue liste de lieux hétérotopiques évoqués par Foucault (1984) – le musée, la foire, le théâtre, le cimetière, le bateau, le village de vacances, l’asile, la prison – d’autres ont été évoqués par la suite comme le terrain vague (Allweil et Kallus, 2008), l’aire de jeux (Vermeulen, 2011), les parcs urbains (McEachern et al., 2012) ou les shops de tatouage (Roux, 2014).
(…)
L’intérêt de la notion d’hétérotopie est d’aider à penser l’espace de manière dialectique et relationnelle. En effet, l’espace n’existe jamais en soi, mais seulement en tant que délimitation et contraste, dont l’hétérotopie constitue un miroir, une alternative à d’autres espaces et à d’autres modes d’organisation sociale (Hetherington, 1997). Mais si l’hétérotopie constitue un envers des espaces ordinaires, elle n’est jamais, même en marge, totalement hors du champ social et de sa manière de définir le monde. Cette conception dialectique et relationnelle de l’espace conduit nécessairement à comprendre l’existence des hétérotopies comme une espèce de contrepoint ou de réponse à d’autres espaces. Des lieux où se déploient de manière stratégique des logiques et des projets alternatifs peuvent ainsi s’opposer aux espaces planifiés, panoptiques et visibles. Mais dans ces espaces dominants peuvent aussi se faire jour « certaines manières de faire » – des tactiques de la mètis ou des ruses de l’intelligence (de Certeau, 1980) – qui produisent d’autres usages de ces lieux. In fine, l’espace est produit par le jeu de ces stratégies et de ces tactiques (de Certeau, 1980), de ces isotopies (au sens d’« espaces homologues, ayant des fonctions ou des structures analogues ») et de ces hétérotopies qui en sont les versants « contrastants » (Lefebvre, 1972, p. 79).
3. Le trottoir comme hétérotopie
3.1. Un espace « autre » dans l’espace publicToutes les sociétés produisent leurs hétérotopies, souligne Foucault en guise de premier principe. Les sociétés primitives créaient des lieux sacrés ou interdits réservés à des individus en crise biologique (puberté, vieillesse). Les sociétés modernes les ont remplacés par des « hétérotopies de déviation », c’est-à-dire des « lieux que la société ménage dans ses marges, dans les plages vides qui l’entourent » pour « des individus dont le comportement est déviant par rapport à la moyenne ou à la norme exigée » (Foucault, 1984, p. 1576). Il en est ainsi par exemple des dépôts de mendicité créés au XVIIe siècle comme des asiles psychiatriques, des maisons de retraite ou des prisons, qui tous ont joué le rôle de lieux de « redressement » d’une population hétéroclite. Cette population comprenait les « pauvres, prostituées, mendiants et vagabonds valides – déjà concernés par les programmes d’enfermement développés de- puis le début du XVIIe siècle » – , mais aussi « des sujets libertins, des enfants de famille égarés (ou devenus gênants), des vieillards, des individus « hors d’état de gagner leur vie », des journaliers ou des militaires démobilisés (parfois estropiés), des épileptiques, des vénériens, des infirmes […] des malades que l’on ne peut transférer aux hôtels-Dieu » (Peny, 2011, p. 12). Selon une conception à la fois répressive et corrective de la pauvreté, ces institutions ont eu graduellement pour mission de traquer et de redresser le « mauvais pauvre » – valide, paresseux et potentiellement dangereux, puis de fournir soutien et assistance au « bon pauvre » – l’invalide ou l’inadapté.
Cette institutionnalisation du couple prévoyance/bienfaisance, concrète- ment traduite dans les dépôts de mendicité (Damon, 2007), a dessiné en creux une autre hétérotopie à l’aube du XIXe siècle : celle d’un espace public débarrassé de ses risques sanitaires et sociaux. La révolution hygiéniste et urbaniste qui s’amorce traduit sur le trottoir son programme d’éviction des « classes malpropres » et « dangereuses » attachées au ramassage des déchets (Faure, 1977), de même que sa vision politique de l’ordre et de la propreté (Vigarello, 1988). Rompant avec la confusion qui, depuis le Moyen Âge, donnait à la rue son caractère collectif, mais également sale et dangereux (Leguay, 1999), le projet hygiéniste déploie des dispositifs qui concrétisent un désir de perfection sanitaire et de contrôle des espaces urbains : règles de séparation (Douglas, 1966) qui matérialisent une délimitation de la chaussée et du trottoir (Garden, 2006), démarcation des activités privées et des habitations qui n’empiètent plus sur la rue, confinement des déchets qui ne se mêlent plus à la circulation et que le préfet Poubelle fait enfermer dans des « boîte à ordures », conception de plus en plus élaborée des caractéristiques du mobilier urbain qui empêchent les sans domicile fixe de s’installer durablement dans l’espace public (bancs, squares, etc.). Des dispositifs de gestion accompagnent ces règles de séparation et se concrétisent, par exemple, dans des règlements de voirie, une organisation matérielle du nettoyage des rues, l’enlèvement des déchets et autres ordures ménagères. Sous cet angle, l’urbanisation Haussmannienne fait du trottoir un « espace autre » qui reflète la modernisation d’un espace public urbain, et qui se veut globalement domestiqué, discipliné, socialisé (Korosec-Serfaty, 1988) et tolérant à l’égard de certaines formes d’occupation de la rue tant qu’elles restent marginales (Laberge et Roy, 2001).
(…)
Si la rue peut être le lieu de l’exclusion, elle demeure aussi parallèlement « un espace social, lieu d’habitation et lieu de fréquentation et d’usage, le lieu du commerce, de l’échange, des rencontres et des solidarités » (Garden, 2006). La création du trottoir comme espace de délimitation des activités circulatoires (du côté de la chaussée) et du commerce et de l’habitation privée de l’autre, n’empêche pas une certaine tolérance d’usage pour quelques activités commerciales, festives ou carnavalesques (Bakhtine, 1970 ; Bradford et Sherry, 2015) qui perdurent tant qu’elles sont contrôlées. En contrepoint des grands espaces commerciaux construits en périphérie des villes, les marchés (De la Pradelle, 1996) mais aussi les brocantes et autres vide-greniers (Belk et al., 1988 ; Roux, 2005 ; Soiffer et Herrmann, 1987 ; Sherry, 1990), font figure de contre-emplacements à ces formes d’approvisionnement standardisées. Ce qui est recherché dans ces manifestations de rue dont l’essor réinterroge le commerce conventionnel réside dans une série de facteurs liés au caractère imprévisible de l’offre, au plaisir de la trouvaille et de la chasse au trésor, aux échanges et à la socialité qui se (re)crée entre coéchangistes, ainsi qu’au retour du marchandage éliminé de la distribution moderne. En résulte depuis les années 1990 une fréquence croissante d’usages de l’espace public à des fins d’échanges marchands d’objets entre particuliers.
(…)
Les hétérotopies, écrit Foucault (1984), peuvent accomplir deux fonctions opposées. Certaines hétérotopies construisent des espaces parfaits et ordonnés – telles sont les colonies jésuites ou puritaines qui, rigoureusement fermées et strictement réglées, visent à réaliser une société idéale. D’autres créent des espaces d’illusion qui dénoncent « comme plus illusoire encore tout l’espace réel, tous les emplacements à l’intérieur desquels la vie humaine est cloisonnée » (Foucault, 1984, p. 1580). Le trottoir appartient simultanément aux deux catégories. D’un côté, le trottoir réfléchit la société de consommation (Prothero et Fitchett, 2000), ce qu’elle rejette et met au rebut aux portes des habitations, c’est-à-dire précisément dans les lieux mêmes qu’elle a investis. De l’autre, le trottoir en dénonce et compense les dysfonctionnements en offrant une seconde vie aux objets, en créant un lieu d’approvisionnement pour ceux qui en ont besoin et un espace de gratuité. Le trottoir et les pratiques qu’il héberge alimentent ainsi quatre types de critique : 1) anti-marchande, 2) artiste, 3) sociale et 4) écologique.
Les embarras d‘Antananarivo ou I‘économie politique des trottoirs
L’importance de l’économie souterraine, celle des trottoirs mais aussi l’économie invisible des téléphones cellulaires et d‘Internet, sans oublier le phénomène banal et bien connu de la corruption, est en un sens une preuve du dynamisme économique extraordinaire de Madagascar actuellement. Mais le revers de la, médaille est un affaiblissement, bien plus, une atrophie de l’Etat, qui n’obtient que le dixième peut-être de ce qui lui reviendrait de droit si les impôts et les taxes fixés par les lois et règlements étaient régulièrement perçus. Un Etat sans moyens, des collectivités locales exsangues comme la commune de Tananarive, sont dans l’incapacité chronique de remplir leurs missions normalement et perdent leur crédibilité.
Villes arabes et trottoirs
Source : User, observer et programmer et fabriquer l’espace public – Jean-Yves Toussaint – Moniue Zimmermann
Trottoir et Eruv
Un érouv ( [(ʔ) eˈʁuv] ; Hébreu : עירוב , lit. ‘mélange’, également translittéré comme eiruv ou erub , pluriel: eruvin [(ʔ) eʁuˈvin] ou eruvim ), est un enclos halakhique rituel conçu dans le but d’autoriser des activités qui sont normalement interdites le Chabbat (en raison de l’interdiction de la hotzaah mereshut lereshut), en particulier: transporter des objets d’un domaine privé à un semi-domaine public ( carmelit ), et transport d’objets de quatre coudées ou plus dans un domaine semi-public. L’enceinte est faite au sein de certaines communautés juives , en particulier les communautés juives orthodoxes. Un eruv accomplit cela en intégrant symboliquement un certain nombre de propriétés privées et d’espaces tels que les rues et les trottoirs dans un «domaine privé» plus grand en l’entourant de mechitzas , évitant ainsi les restrictions de transfert entre les domaines. Souvent, un groupe qui construit un érouv obtient un bail pour le terrain requis auprès d’un gouvernement local. Un érouv permet aux Juifs de transporter, entre autres, les clés de la maison, les mouchoirs, les médicaments ou les bébés avec eux, et d’utiliser des poussettes et des cannes. La présence ou l’absence d’un érouv affecte donc particulièrement la vie des juifs strictement pratiquants à mobilité réduite et des personnes chargées de s’occuper des bébés et des jeunes enfants.(…)Dans la tradition juive, il est communément dit que «porter» est interdit le Shabbat . Plus précisément, le ” transfert entre domaines ” ( הוצאה מרשות לרשות ) est considéré comme l’une des 39 catégories d’activités interdites le Chabbat . La halakha de Shabbat divise les espaces en quatre catégories :Domaine privé ( reshut hayachid ), comme une maisonDomaine public ( reshut harabim ), comme une route très fréquentéeDomaine semi-public ( carmelit ), qui comprend la plupart des autres lieuxDomaine neutre ( makom patur ), tel que l’espace plat au sommet d’un poteauUn domaine est défini comme public ou privé en fonction de son degré de clôture, et non de sa propriété. Les règles ici sont complexes et une expertise est nécessaire pour les appliquer. Le Chabbat, il est interdit de transférer un objet d’un domaine à un autre, y compris de la maison d’une personne à une autre maison adjacente. La seule exception est le transfert vers ou depuis un domaine neutre (ce qui est rarement pertinent). De plus, il est également interdit de transférer un objet sur une distance de 4 coudées (environ 2 mètres; 7 pieds) dans un domaine public ou carmelit. Alors que la loi biblique interdit le transport d’objets entre les domaines privés et entièrement publics le Chabbat, la loi rabbinique étend cette restriction au transport entre un domaine privé et un carmelit semi-public comme une sauvegarde de la loi biblique. L’interdiction rabbinique de transporter entre un domaine privé et un carmelit est assouplie chaque fois qu’un eruv est en place.(…)L’installation d’eruvin a été un sujet de discorde dans de nombreux quartiers à travers le monde, avec des exemples notables, notamment le London Borough of Barnet ; Outremont, Québec ; Tenafly, New Jersey ; Agoura Hills, Californie ; Westhampton Beach, New York ; et comté de Bergen, New Jersey . Comme le propriétaire est le propriétaire des rues publiques, des trottoirs et des poteaux électriques sur lesquels les limites symboliques doivent être fixées, certaines autorités ont interprété la loi juive comme exigeant que le gouvernement local participe au processus en tant que l’un des propriétaires fonciers en acceptant la création de l’érouv et autorisant la construction d’une frontière symbolique sur sa propriété. De plus, comme le droit municipal et les règles des sociétés de services publics interdisent en général aux tiers de fixer des pièces jointes aux poteaux et aux câbles des services publics, la création d’un érouv a souvent nécessité l’obtention d’autorisations, de servitudes et d’exceptions à diverses ordonnances locales. Ces exigences gouvernementales ont donné lieu à une controverse politique et juridique.