“L’urbanisme est l’art du partage des espaces”
A lire : le texte écrit par Nicolas Détrie, le fondateur de Yes We Camp, à l’invitation du jury du Grand Prix de l’Urbanisme, pour lequel il était pré-sélectionné.
Extrait :
Désir d’urbanisme
Je partage la colère de celles et ceux qui, par des marches, des tribunes, des blocages et des poèmes, dénoncent une organisation sociale qui génère, au bénéfice d’un nombre limité d’humains, la disparition des espaces habitables pour de nombreux autres. Nous sommes en désir d’une transformation profonde de notre organisation humaine.
Au fil d’un chemin mené sous différentes latitudes sociales et géographiques, j’ai aiguisé mon attention aux injustices et croyances collectives sources de nos blocages. Mais nous observons aussi, et c’est notre espoir, nous toutes et tous portons le désir d’être utiles et accueillants aux autres. Nous avons nos difficultés, notamment quand les moyens manquent, mais nous sommes naturellement disposés à prendre part à la marche du monde ; à n’être pas seulement clients ou bénéficiaires de ce qui nous arrive, mais à nous impliquer dans la gestion et l’évolution de notre cadre social.
Par sa capacité à agir sur l’affectation des espaces et leur organisation, la plus belle responsabilité de l’urbanisme est de susciter une implication collective des gens dans leur cadre de vie quotidien.
Revenons toujours à ce qui compte vraiment : s’alimenter, avoir des relations sociales et un foyer, se sentir en sécurité, veiller aux enfants et aux plus fragiles, apprendre, s’exprimer, s’amuser. Il faut de l’espace pour accueillir toutes ces fonctions : des bâtiments, des champs, des lieux d’éducation et de soin, des commerces, des lieux de célébration, des espaces pour produire de l’énergie et de la nourriture, d’autres pour transformer les matières et organiser leur transport d’un point à un autre.
Nos déploiements humains (agricoles, coloniaux, extractivistes) témoignent d’un préjugé selon lequel consommer de l’espace n’est pas un problème, car nous en trouvons toujours ailleurs pour déployer nos besoins.
La déclinaison opérationnelle de cet a priori est invasive et brutale. Elle nie l’existant et spécialise les espaces accaparés : on démolit des habitats naturels sans humains, ou des habitats humains populaires, pour fabriquer de nouveaux territoires, avec des bâtiments souvent trop grands, peu partagés et peu adaptables. Ces transformations physiques détruisent des organisations sociales, elles coûtent cher en énergie, en argent, et en ressources naturelles. Elles sont obsolètes aujourd’hui, à l’aune des connaissances que nous avons maintenant des limites planétaires. Chute de la biodiversité, épuisement des ressources naturelles, réchauffement de l’atmosphère et des océans : les scientifiques présentent avec précision, depuis longtemps déjà, les faits qui attestent que notre organisation actuelle détruit petit à petit notre seul espace habitable connu. Ces données nous imposent une bifurcation.
L’urbanisme est l’art politique du partage des espaces. A nous de faire de nouveaux choix, pour inverser la tendance d’une limitation des espaces disponibles, qui elle-même nous prive d’espaces d’invention pour le monde de demain.
Par les montants engagés dans sa fabrication, et aussi par l’augmentation des mobilités et de la population, “l’espace à vivre” est devenu cher. Ce coût permanent est un empêchement structurel à la transition écologique, car il fige le rapport au travail. De nombreuses personnes, pourtant prêtes à changer, se retrouvent coincées dans un emploi salarié pour continuer à payer un loyer ou à rembourser un emprunt immobilier.
Le m² urbain (ou de villégiature) est devenu une denrée facilement commercialisable. Donc, à la manière des pétroles non-conventionnels compliqués à extraire mais tout de même exploités à cause de leur prix sur le marché, le système actuel de production urbaine débusque les espaces disponibles pour les mettre sur le marché. On y perd les interstices et les terrains vagues où les enfants jouaient à inventer des mondes.
Puis nouvel écueil ! Ces mètres carrés une fois construits ne seront pas toujours mis en usage car certains grands propriétaires privilégient leur valeur comptable sur leur bilan, et préfèreront garder une valorisation comptable haute d’actifs immobiliers sans les utiliser plutôt que de les louer à des prix plus bas, ce qui déprécierait leur valeur à l’actif.
Ce double accaparement des espaces disponibles (1- on les débusque pour les bâtir, 2- on ne les utilise pas toujours) a comme effet une privation collective de capacité d’invention. Car si tout l’espace est occupé par des déclinaisons du système économique et social actuel, où, comment, et par quelles émotions contextuelles des alternatives vont-elles pouvoir s’inventer ?
Dans le monde industriel, les grandes entreprises s’organisent pour disposer en permanence d’espaces d’invention et de prototypage en préparation du futur. Le budget cumulé des dix entreprises mondiales investissant le plus dans la Recherche et Développement s’élève à 150 milliards de dollars par an, avec principalement trois champs investis : l’informatique, l’automobile et la santé. Qui donc se soucie d’une R&D sur notre organisation sociale et l’utilisation de l’espace disponible ?
Tentons une analogie. Il y a aujourd’hui un consensus pour considérer que l’agriculture conventionnelle issue de l’après-guerre crée des externalités négatives telles que les politiques publiques doivent intervenir pour une bifurcation du modèle productif. Je nous souhaite d’identifier que la ville conventionnelle issue de l’après-guerre (voiture, spécialisation, financements) crée des externalités négatives telles (artificialisation des sols, solitude, endettement, pollutions) qu’il nous faudrait intervenir pour une bifurcation du modèle de production et de gestion de nos territoires.
Si on jette des graines sur de la pierre, on pourra toujours dire que les graines sont mauvaises. Pour nous, c’est évident que la tribu humaine peut produire une organisation sociale autre que cette époque de surconsommation et de gâchis. Il faut pour cela agir sur son cadre d’épanouissement.