Les “Réinventer” sont-ils une nouvelle forme de privatisation de la ville ?
Le débat n’est pas nouveau et ressurgit désormais comme un rituel à chaque publication des résultats d’un “Réinventer” (Réinventer Paris, Réinventer la Seine, Inventons la Métropole…), en général poussé par l’Ordre des Architectes. Après l’article de Catherine Sabbah dans les Echos en février 2016 (“Réinventer Paris, après les louanges, le temps des doutes”), c’est ainsi désormais au tour de Grégoire Allix de poser la question dans Le Monde : “Le Grand Paris s’est-il livré au secteur privé ?”
Extraits :
Les lauréats de l’appel à projets sont dévoilés mercredi 18 octobre. Le privé a presque tout financé. Au risque de dessaisir le politique de ses prérogatives ? Alors qu’une deuxième édition d’« Inventons la Métropole » est déjà annoncée pour 2018, des acteurs s’interrogent sur ce modèle de consultation, qui délègue très largement au secteur privé la programmation et la conception de quartiers entiers, au nom de la nécessité de faire émerger des idées neuves. L’engouement suscité par l’appel à projets « Réinventer Paris », lancé fin 2014 par la municipalité d’Anne Hidalgo pour transformer 22 sites de la capitale, a fait école au point de bouleverser désormais à grande échelle la fabrique de la ville.
L’avantage : le coût pour la collectivité est minime, en des temps de disette budgétaire, puisque le privé finance tout. Et la procédure, en sautant des étapes, fait gagner beaucoup de temps. L’inconvénient : des groupements souvent dominés par des majors du BTP et de la promotion immobilière contrôlent l’ensemble de la chaîne, des études préalables à la construction, de la définition des usages à la trame urbaine et à la forme architecturale.
Pour chaque site, la municipalité édicte simplement quelques prescriptions techniques ou exigences de programme – inclure des logements, des bureaux, un lieu culturel, des commerces… « Les maires seuls, dans un schéma d’aménagement classique, n’auraient pas pu obtenir des investisseurs des projets aussi exigeants, aussi révolutionnaires, assure Patrick Ollier, le président LR de la Métropole. Sans l’élan donné par l’appel à projets, sans la vision globale que nous portions, certains sites n’auraient même jamais trouvé preneur ! »
Mais pour Catherine Jacquot, présidente du Conseil national de l’ordre des architectes, les collectivités locales délèguent un peu vite à des groupes privés la programmation et la réalisation de morceaux de ville de plusieurs hectares. « Cette évolution demanderait un encadrement très rigoureux de la part des élus pour garantir que l’intérêt public prime sur la logique économique, or ce n’est pas le cas, regrette-t-elle. Les cahiers des charges se cantonnent au strict minimum, il y a très peu de règles. »
« La collectivité publique ne renonce pas à sa responsabilité, elle la retrouve au contraire, défend le directeur général de la Métropole du Grand Paris, Thomas Degos. Au lieu de poursuivre une seule idée de départ à laquelle doivent répondre les marchés publics, le maire a la possibilité de faire émerger la meilleure idée. »
Cette procédure permet surtout de dépasser le seul critère du prix proposé pour le foncier, estime Martial Desruelles, le directeur de Linkcity Ile-de-France. Cette filiale de Bouygues Construction est mandataire de groupements finalistes pour pas moins de dix-neuf sites. « Habituellement, la collectivité demande de faire tant de logements, tant de mètres carrés de bureaux, et le jeu consiste pour les concurrents à proposer la charge foncière la plus haute avec l’image architecturale la plus séduisante, explique-t-il. Là, nous sommes évalués sur une vision, une programmation, la capacité à associer des acteurs économiques innovants… »
« Ce n’est pas un abandon de la puissance publique au profit d’une délégation au privé, ajoute le directeur de Linkcity Ile-de-France. Les élus sont très présents, ce sont des guides, nous construisons un dialogue avec eux. C’est un gros travail d’appropriation des sites, de compréhension de l’environnement, pour répondre aux attentes du territoire. »
La Métropole souligne que chaque maire garde le dernier mot sur le choix des projets à l’issue de la délibération des jurys. Et que les lauréats, une fois désignés, entrent en négociation exclusive avec les municipalités pour affiner le projet – y compris en consultant, bien qu’un peu tardivement, la population.
Mais encore ?
Bientôt, un Grand Prix de l’Urbanisme à Jean-Louis Missika ? S’il est certain que Réinventer Paris a indéniablement dynamisé tous les acteurs de la production urbaine (en ouvrant notamment la saison 4 de la coproduction public-privé de la ville : ici), le phénomène de mode qu’il a suscité pose de multiples questions. On en indiquera quelques unes.
– Un des enjeux de Réinventer était d’ouvrir le jeu de la fabrique urbaine, en permettant de mobiliser les nouveaux entrants de la fabrique urbaine (cf. ci-dessus). Toutefois, force est de constater que les mandataires des groupements lauréats sont très souvent des acteurs classiques, comme les promoteurs. Ainsi, paradoxalement, en voulant ouvrir le jeu de la fabrique urbaine, les Réinventer ne le referment-ils pas ?
– Les Réinventer appellent des réponses tant sur le contenant que sur le contenu, traduisant de fait l‘importance des usages dans la fabrique de la ville (cf. ici). Mais n’assiste-t-on pas du coup à une mise en concurrence des utilisateurs (pas forcément souhaitable aussi en amont) autant que des opérateurs ?
– Une des critiques faites à Réinventer Paris était que la collectivité se démet d’une fonction-clef, l’expression du besoin, du fait de la “feuille blanche” laissée aux équipes. La réponse donnée alors en substance par la Ville était que le besoin était défini par le programme politique de la mandature. Mais quid lorsque le Réinventer est organisé par Etat + MétropoleduGrandParis + SGP sur le territoire d’une collectivité (autrement dit, tout sauf le porteur d’une vision unique) ??
– Sur les 2,6 millions de mètres carrés qu’Inventer la Métropole prévoit de construire, combien seront effectivement réalisés ?
– Que se passe-t-il quand la taille moyenne des sites mis en vente passe de 0,6 hectares (Réinventer Paris) à 3,8 hectares (Inventons la Métropole) ? Eléments de réponse sur le blog de Nicolas Rio, ici.
– En particulier, plus que la privatisation de la fabrication de la ville, les Réinventer ne conduisent-ils pas davantage à une privatisation de la gestion de la ville ? Bientôt des POPS (Privately owned public spaces, cf. ici) ?
– Si l’Ordre des Architectes est dans son rôle de défendre les situations acquises, les architectes-urbanistes n’ont-ils pas de nouveaux positionnements à imaginer ? Eléments de réponse par Atelier Georges, ici.
– Pourquoi de tels effets de mode dans la fabrique des projets urbains ? (Cf. la mode des partenariats-amont, la mode des macro-lots….)
A lire également, les analyses du Sens de la Ville sur Réinventer Paris : ici, et nos principaux billets sur la “privatisation” de la ville :
– Notre interview dans le Courrier des Maires sur “faut-il craindre la privatisation des villes ?” : ici
– Les acteurs privés de la ville : épisode 3
– La nouvelle privatisation des villes.
Sources :
« Inventons la Métropole » : le Grand Paris s’est-il livré au secteur privé ? – Le Monde – 18/10/2017
Pour une des images : publicité pleine page parue dans Les Echos du 20 octobre 2017 ; pour les deux autres (on vous laisse deviner lesquelles) : Réinventer l’innovation : un pléonasme hidalgien – 10 octobre 2017