A signaler : la parution imminente de notre étude sur « les modèles économiques des services urbains au défi de la sobriété », réalisée avec Espelia et Partie Prenante, financée par l’ADEME, la Banque des Territoires et le PUCA.
On trouvera ci-après une retranscription rapide (avec un langage oral) de la présentation que nous avons faite ce 6 septembre 2022 avec nos financeurs et un certain nombre de personnes qualifiées, afin de partager avec elles les principaux enseignements de l'étude et identifier les résonances avec leurs réflexions.
On ne l’imaginait pas il y a 18 mois au moment du démarrage de l’étude, mais assurément, c’est peu de le dire, la sobriété est au cœur de l’actualité de la rentrée. Mais la manière dont elle est abordée le plus souvent, c’est sous un angle normatif : « il faut réduire les consommations » et la question qui est posée est : comment réduire les consommations ?
L’approche que nous retenons - c’est la première spécificité de notre étude - est différente : on aborde la sobriété de manière plus factuelle, plus analytique : on considère que la sobriété c’est la baisse des quantités consommées, et que cette baisse est une évolution de plus en plus probable. On ne dit pas si c’est bien ou pas bien, mais on dit : c’est en train d’arriver. La question qu’on va alors se poser est : quels impacts cette réduction des consommations va-t-elle avoir sur le modèle économique des opérateurs qui opèrent ces services urbains (quand on dit opérateurs, c’est y compris les collectivités).
Pourquoi on se pose cette question ? D’abord, parce que si cette baisse des consommations aboutit à fragiliser le modèle économique des opérateurs, le risque c’est que ces opérateurs ne jouent finalement pas vraiment le jeu de la sobriété, ou bien alors que cela se traduise par des services non viables économiquement, qui seront donc soient dégradés sur le plan de la qualité, soit nécessiteront d’être largement subventionnés. Ensuite, la deuxième raison pour laquelle on se pose cette question de l’impact de la baisse des quantités consommées sur le modèle économique des services urbains, c’est parce que force est de constater – et là on s’inspire des travaux de chercheurs comme Daniel Florentin – que, de facto, il y a une hypothèse implicite (si implicite qu’on l’avait oubliée) qui structure le modèle économique des services urbains, et cette hypothèse implicite, c’est la hausse des quantités consommées.
Encore une fois, ça c’est la manière dont on se pose le raisonnement. D’une part, le point de départ n’est pas le même : la réduction des consommations comme hypothèse de plus en plus probable, versus c’est un objectif à atteindre. D’autre part, la question n’est pas la même : quels impacts sur le modèle économique du service, versus comment réduire les consommations.
Finalement, on tient un propos un peu renversé par rapport aux saisons précédentes. Dans les saisons précédentes, on disait aux CL : sortez d’une vision collectivité-centrée. Vous n’êtes pas le fournisseur exclusif des services aux habitants des villes. Adoptez une posture plus usager-centrée, et vous prendrez conscience de tout l’écosystème d’acteurs. Là on dit à l’inverse : votre approche de la sobriété est trop usager-centrée. Si vous voulez une sobriété soutenable, ayez une approche plus opérateur-centrée.
Deuxième spécificité de notre approche : c’est l’approche systémique. Comme dans les saisons précédentes, on aborde de front 5 secteurs : énergie, mobilité, eau, déchets, l’aménagement, en zoomant à chaque fois sur des sous-secteurs. Jusqu’à présent en effet, la sobriété est abordée principalement par un prisme sectoriel : sobriété énergétique, sobriété foncière. Mais le climat et la biodiversité ne sont pas sectoriels. De plus la baisse des quantités consommées, elle aussi pour effet de révéler des interdépendances entre secteurs, et entre territoires qu’on ne voyait pas, parce qu’elles étaient gommées par la hausse des quantités consommées. La sobriété recompose ces interdépendances.
1. Sobriété : quand la baisse des consommations bouscule le modèle économique des services urbains
Passons vite sur les raisons pour lesquelles on fait l’hypothèse que la baisse des quantités consommées est l’hypothèse la plus probable. Ça tient à la pression sur les ressources, à la pression sur les exutoires, aux nouvelles réglementations, et aussi à l’évolution des techniques et des usages. Ce qui est vraiment important, c’est qu’on change de paradigme. Dans le paradigme initial, l’hypothèse implicite, c’était l’augmentation des quantités consommées. Dans le nouveau paradigme : l’hypothèse la plus probable c’est une diminution des quantités consommées dont on ne connaît ni le rythme ni l’ampleur.
Et cela vient percuter de plein fouet le modèle économique des services urbains. Pour 3 raisons.
Le premier fondement était la massification des flux pour susciter des économies d’échelle. Or, les avantages du réseau dans une perspective de croissance des consommations deviennent des inconvénients si les quantités baissent
Le deuxième fondement était le financement de l’investissement par les recettes futures. Or il y a des incertitudes sur le dimensionnement du réseau et sur la valeur des infrastructures dès lors qu’elles sont sous-utilisées ou inutilisées (actifs échoués)
Le troisième fondement était le dimensionnement du réseau selon les besoins maximaux (maximum de services pour le maximum de personnes). Or ceci n’est plus viable avec la rareté des ressources).
Pour finir sur cette première présentation, je vais revenir sur l’approche systémique. La sobriété questionne les interdépendances du fait du changement de paradigme.
Dans certains cas il faut peut-être déshybrider : c’est l’exemple des usines de valorisation énergétique qui sont présentées comme une solution à la transition énergétique. Or la baisse des quantités de déchets incinérés met à mal le modèle économique de ces incinérateurs. Poussant parfois à de nouvelles interdépendances territoriales : il faut aller chercher les déchets sur les territoires voisins. >>> Le nouveau paradigme de la baisse des consommations met à jour des contradictions qui étaient rendues invisibles du fait de la hausse des quantités consommées.
Dans d’autres cas, à l’inverse, il va falloir hybrider. C’est notamment le cas du secteur de l’aménagement, où la sobriété est pensée principalement du point de vue du ZAN et donc de l’artificialisation, en mettant de fait de côté la question de la construction de réseaux neufs ou d’une meilleure utilisation des réseaux existants.
2. Facteurs de vulnérabilité des services urbains face à la sobriété
Les services publics présentent chacun des vulnérabilités différentes vis-à-vis de la baisse des consommations, mais globalement, les vulnérabilités qui reviennent de manière récurrente sont :
La vulnérabilité des recettes. Lorsque le service et/ou l’opérateur sont rémunérés par les consommations du service (eau, énergie…), cela représente une vraie fragilité du modèle économique en cas de baisse des consommations, mais aussi inversement un verrou qui freine l’encouragement de la baisse des consommations. Cette fragilité n’existe pas sur tous les services, ce qui est à la fois une source d’interrogation et d’inspiration ;
La rigidité des coûts. Sur certains services, les coûts diminuent lorsque les consommations baissent, mais sur la plupart des services publics, la structure de coûts est majoritairement fixe. Sur de nombreux services étudiés, on observe même une augmentation des coûts de fonctionnement quand les consommations chutent trop – que nous avons appelé « effet de seuil » - pour diverses raisons techniques : besoin de plus de chlore dans les réseaux, parois des fours d’incinération inadaptées, réseaux en sous-charge, etc.
L’inertie des infrastructures. Là encore, tous les services urbains ne sont pas à la même enseigne selon le niveau d’adaptabilité des infrastructures. Toutefois, on observe que les infrastructures sont majoritairement jugée immuables à l’échelle prévue de baisse des consommations.
Les objectifs du service ou ce que nous appelons en économie « la proposition de valeur ». Nombre de service ont été imaginés à une époque où les enjeux de sécurité, de sécurité sanitaire, d’amélioration du confort étaient primordiaux. Or, il n’y a pas eu de discussion sur « jusqu’où aller » en matière d’hygiène par exemple, et aujourd’hui, alors que les contraintes écologiques semblent incompatibles avec certains des objectifs poussés à l’extrême dans notre société actuelle, on s’aperçoit que le débat n’a jamais eu lieu et est difficile à mettre en place.
In fine, ces constats questionnent toute la manière de faire fonctionner les services, depuis la définition des objectifs jusqu’à leur mise en pratique à travers la tarification et le financement des services, les activités inhérentes à ce service, les formes de contractualisation avec des acteurs tiers, la planification à l’échelle du territoire, etc.
3. Outils de pilotage des services urbains au prisme de la sobriété
Plutôt que d’inventer de nouveaux outils et de venir ajouter de nouvelles contraintes aux services, il nous parait plus intéressant de réfléchir à la transformation outils actuels des services. Encore une fois, ces outils - par exemple, les formes de financement ou de contractualisation - varient selon les services et sont tantôt des fragilités et des freins à la sobriété, tantôt des facteurs facilitants ou du moins non-impactés par la sobriété et non-impactants pour la transition vers la sobriété.
Les outils sur lesquels le rapport fait un focus sont les suivants :
Le projet de service. Ce document définit les objectifs du service. Or, ces derniers ont souvent suivi une ligne historique et se retrouvent en décalage avec les attentes actuelles des usagers comme vu dans les précédents rapports, mais aussi avec l’impératif de sobriété.
Plus exactement, l’objectif de sobriété vient souvent se surajouter aux objectifs initiaux du service, alors qu’il n’est pas forcément totalement compatible avec des objectifs tels que la desserte illimitée de tous les usagers en tout temps, ou des mesures d’hygiène et de sécurité drastique, ou un niveau de confort sans cesse augmenté. Par exemple, ce n’est pas la même chose d’énoncer qu’un service d’eau potable a vocation à « distribuer une quantité infinie d’eau à tous tout le temps » que d’énoncer qu’il doit « assurer les besoins vitaux en eau des personnes présentes sur le territoire, quelles que soient leurs ressources ». L’enjeu est aussi de questionnaire la bonne échelle du service, notamment pour les services en réseau : faut-il miser sur du tout réseau et poursuivre la logique des grands investissements permettant des économies d’échelle ? Ou faut-il miser sur la ville post-réseau et s’inspirer de l’assainissement autonome, des points d’apport volontaire dans les déchets ou encore des pays en développement ? Là encore, la réponse n’est pas unique sur tous les territoires et il convient de la poser au cas par cas. Il nous semble donc qu’ajouter un nouvel objectif aux services ne suffit pas, il faut mettre en débat les objectifs du service, en assumant que tous ne sont pas raisonnablement compatibles, et se questionner collectivement sur ce qui nous est aujourd’hui important et prioritaire, au 21e siècle, et ce sur quoi on accepte que le service public ne remplisse pas ce rôle.
La Programmation pluriannuelle des investissements. L’objectif de l’outil est de programmer les investissements à venir en adéquation avec les moyens financiers de la Collectivité. Les investissements sont généralement vus comme des facteurs de progrès, y compris en matière de transition écologique, et sont valorisés et encouragés. Surtout, les investissements sont prévus et justifiés par l’hypothèse d’une hausse des consommations et plus généralement par des objectifs quantitatifs et qualitatifs toujours à la hausse (ce qui renvoie à la question du projet de service). Aujourd’hui, il nous semble dangereux de ne pas remettre en question ces hypothèses.
D’une part, quand l’investissement est jugé nécessaire, ces hypothèses induisent des surdimensionnements : il est inimaginable de prendre le risque de sous-dimensionner l’infrastructure, mais cela a un coût : le surdimensionnement se traduit souvent par un double-surcoût pour les abonnés : au moment de l’investissement, et tout au long de la vie du service. Les coûts de démantèlement des infrastructures qui arriveraient prématurément à obsolescence faute de consommation ou fréquentation devraient également être pris en compte, afin d’éviter le phénomène des « actifs échoués » dont on entend de plus en plus parler.
D’autre part, ces hypothèses servent généralement à légitimer l’investissement, or, si l’on tient bien compte de l’utilité des infrastructures sur une trajectoire de consommation à la baisse, les conclusions auxquelles on aboutirait seraient sans doute très différentes.
Il nous semble important de tester la PPI avec différentes hypothèses d’évolution des consommations, de bien prendre en compte les coûts liés à un surdimensionnement et à la fin de vie des infrastructures, ou à l’inverse, les économies générées par un non-investissement. C’est dans ce cadre que nous avons notamment imaginé un « intracting inversé ». De manière plus générale, ces réflexions questionnent sur la logique actuelle de financement des infrastructures par les consommations futures, à un point de bascule où ces consommations devraient être moins importantes qu’aujourd’hui.
Le PLUi vise à structurer le développement urbain des territoires et dicte généralement le développement des autres services. Certains services ont des marges de manœuvre par le biais de « zonage » (gaz, assainissement, déchets), mais d’autres services (eau, électricité) ont soumis aux politiques d’urbanisme et les extensions de réseau suivent souvent les opérations d’aménagement. Or, ces extensions – si elles amènent de nouvelles consommations en valeur absolue – ne sont pas toujours rentables si on ramène ces consommations au linéaire de réseau déployé. Et ce phénomène s’aggrave lorsque les consommations diminuent. A l’inverse, l’objectif de densification et le ZAN sont de bonne manière de rendre les services en réseau moins vulnérables à la baisse des consommations. Aujourd’hui, les coûts d’aménagement intègrent les coûts de VRD mais pas les surcoûts de fonctionnement du service, il semble que c’est une évolution vers laquelle on pourrait tendre, ou du moins concerter les services gestionnaires au moment du PLUi. Aujourd’hui, dans les pays développés les « zonages » ne sont tolérés que sur certains services, mais n’est-ce pas envisageable sur d’autres ?
Les contrats de gestion du service (concession, marché), qui sont des outils qui s’étalent parfois sur plus d’une décennie et qui reposent eux-aussi implicitement souvent sur l’hypothèse d’une hausse des consommations et la recherche permanente d’une croissance quantitative, et de plus en plus qualitative, des services. Pour faire écho à tout ce qui a été vu précédemment, les enjeux liés à ces contrats sont :
1/ Sortir d’une rémunération au volume, qui n’incite pas à la réduction des consommations. La tarification incitative ne semble pas non plus une bonne méthode puisqu’elle contraint encore plus l’opérateur. En revanche, les essais de Marchés publics globaux de performance semblent en adéquation avec l’impératif de sobriété ;
2/ Envisager la possibilité de réduire en court de contrat certaines prestations. Il est possible d’utiliser le système de BPU mais en inversant la logique : au lieu d’avoir la possibilité d’ajouter des prestations, on aurait la possibilité d’en retrancher ;
3/ Clarifier la répartition du risque en cas de baisse des consommations. Ce qui s’est passé lors de la crise covid sur les transports ou aujourd’hui sur les piscines, etc. montre que les opérateurs souhaitent reporter la totalité des risques liés à la sobriété sur la Collectivité. Ce risque augmente avec les années, l’incertitude étant plus importante à 10 ans qu’à 1 ans, et questionne à nouveau sur le financement d’infrastructures par des recettes à longue échéance.
Trois éléments en conclusion :
Repolitisation des services
Coordination du fait des interdépendances
Remise en cause de l’orthodoxie budgétaire
Pour écouter la version audio, cliquez ici.
Et aussi le billet teasing de l'étude : Sobriété : dépasser une approche usager-centrée
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