Dans notre dernier article sur les promoteurs et les aménageurs au défi de la ville servicielle, nous sommes revenus sur ce qui nous semble être le paradoxe des espaces publics : les espaces publics sont de plus en plus cédés à des « super-propriétaires » alors même qu’ils sont l’espace avec le plus de valeur dans la ville et qu'ils sont un des principaux leviers à disposition des collectivités locales pour contrôler les plateformes numériques qui rentrent toujours plus massivement dans la ville. Il nous semble donc nécessaire de basculer d’une approche qui considère les espaces publics comme un actif stratégique et non plus comme une source de coût, avec l'enjeu d'un modèle économique à reconstruire.
(ci-dessus, Ball Game, de Leandro Erlich)
Extrait
Une deuxième piste que nous proposons d’explorer maintenant consiste à se concentrer sur le deuxième produit – au côté des charges foncières - que les aménageurs produisent : les espaces publics (rues, places, berges), qu’ils réalisent et remettent ensuite aux collectivités qui en assurent la gestion. De plus en plus, les aménageurs tendent à transférer la réalisation de ces espaces publics aux opérateurs immobiliers, car cela leur permet de réaliser des économies en phase de réalisation (même si en théorie cela devrait impacter à la baisse les charges foncières), en même temps que cela permet aux collectivités de faire baisser leurs dépenses de fonctionnement. Il nous semble pourtant que cette tendance doit être réinterrogée.
Car, au moins dans les zones les plus denses, on assiste à une très forte concurrence des usages et des occupations sur l’espace public, et celui-ci a donc une valeur potentielle de plus en plus élevée. Alors qu’auparavant la rue était d’abord un espace de circulation des voitures et des personnes, elle accueille désormais une multiplicité d’usages : usages sportifs ou ludiques, nouvelles mobilités (vélos, trottinettes, gyropodes,…), installations éphémères, mobilier urbain, « mini-composteries »…. En particulier, un lieu voit ses fonctions potentielles se démultiplier : la bordure de trottoir (« curb »), qui devient l’espace privilégié pour accueillir les camionnettes de livraison qui se garent, les VTC (et demain les voitures autonomes) qui déposent leurs clients, les foodtrucks, les véhicules en stationnement, les emplacements réservés, les bornes de recharge, les bornes wifi, les purificateurs d’air, les lampadaires intelligents, etc. Enfin les espaces publics restent encore l’infrastructure des infrastructures : les réseaux d’eau, d’assainissement, de téléphonie, etc, passent la plupart du temps sous les voiries (trottoirs).
L’espace public devient ainsi une ressource clef pour de nombreux opérateurs de la ville. C’est ce qui explique d’ailleurs que des acteurs comme Sidewalk Labs (avec Coord) et Uber (avec Shared Streets) sont en train de se positionner sur cette ressource clef, en numérisant les informations qui la concerne. Dans le même temps, aux Etats-Unis et au Canada, une nouvelle « discipline » apparaît, le « curb management », qui incite précisément les municipalités à valoriser au mieux l’utilisation de cette bordure de trottoir.
Il y a donc là un énorme paradoxe : alors que les espaces publics sont considérés par les plateformes comme l’espace avec la plus forte valeur dans la ville, les collectivités continuent de ne les considérer que comme un centre de coût et à s’en désaissir. Et ce, alors même qu’ils constituent sans doute le dernier levier qui leur reste pour continuer à peser dans la fabrique urbaine et la délivrance des services urbains. Ce paradoxe s’explique facilement : la culture française a du mal à considérer que les espaces publics puissent ne pas être gratuits et même qu’ils génèrent des recettes. Ils ne sont donc vus que comme un centre de coûts, et du coup discrètement, on préfère les « externaliser ».
Il nous semble donc urgent d’opérer un changement de paradigme : passer d’espaces publics générateurs de coûts à des espaces publics considérés comme des actifs stratégiques, générateurs de valeurs, monétisées ou non. Ceci est d’autant plus « facile » que la révolution numérique rend possibles de nouvelles manières d’intervenir dans les espaces publics et de les gérer : la démarcation entre les usages, traditionnellement physique (trottoir/chaussée), peut désormais être en temps réel (cf. le projet Flowell de Colas de signalisation dynamique de la voirie) ; la réalité augmentée est de plus en plus présente (cf. Pokemon Go) ; les « beacons » et la géolocalisation permettent de « personnaliser » l’espace public ; les voiries peuvent communiquer et produire de l’énergie ; les systèmes d’optimisation de l’utilisation des places de stationnement (formidable levier de recettes) se multiplient ; de nouveaux modes de tarification peuvent être mis en place de manière dynamique et ajustée à chaque usage et à chaque usager, et surtout à chaque opérateur de l’espace public, avec des « péages » dematérialisés. Enfin de nouveaux systèmes « intelligents » peuvent permettre une gestion optimisée de l’espace public (cf. On Dijon à Dijon ou City Brain d’Alibaba à Hangzhou).
Il s’agit également de pouvoir capter la création de valeur que les espaces publics offrent non seulement aux nouveaux opérateurs de l’espace public mais aussi aux occupants des immeubles qui le bordent dans un contexte de primat de l’usage.
Aujourd’hui, ceux-ci financent les espaces publics d’une double manière. D’une part, ils payent une partie du coût de réalisation de ces espaces publics (lorsqu’ils ont été réalisés dans le cadre d’opérations d’aménagement) via le prix d’achat ou de location du logement (qui sert à couvrir les dépenses du promoteur, parmi lesquelles la charge foncière qui sert à couvrir les dépenses de l’aménageur, dont le coût de réalisation des espaces publics. Toutefois, compte tenu du fait qu’un bilan d’aménagement est souvent largement subventionné, et modulo la péréquation entre programmes qui est faite par l’aménageur , le coût n’est pas répercuté à 100%). D’autre part, les occupants payent l’entretien des espaces publics via, au moins jusqu’à présent, la taxe d’habitation. Dans les deux cas, le « prix » de l’espace public est calculé par rapport à son coût et non par la valeur qu’il génère.
Autrement dit, il s’agit de réinventer le modèle économique des espaces publics et de remettre à plat le modèle de financement de l’aménagement et de l’immobilier, dans un contexte où de toutes façons celui-ci est depuis longtemps remis en cause.
A voir et à écouter sur ce sujet : les conférences lors du colloque organisé en mai dernier par la Société Française des Architectes sur l'espace public (dont notre intervention sur les nouveaux partages de l'espace public) : ici.
A lire également : l'article de VraimentVraiment sur les futurs possibles de l'espace public, en lien avec l'arrivée de la voiture autonome : ici. (avec un désaccord toutefois : ce ne sont pas les automobilistes qui ont inventé le trottoir).
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