Dans notre intervention pour l'EPFIF (cf. notre billet précédent sur le péri-urbain), nous avons proposé un schéma sur les modalités de financement des espaces et équipements communs :
Celui-ci nous a été en partie inspiré par un article très intéressant de Renaud Le Goix de 2014 : "Financiarisation, crise et prix immobiliers : le lotissement des promesses" (BAGF - Géographies - 2014-2).
L'auteur résume ainsi son propos :
Dans le cadre d’une étude de cas sur la région métropolitaine de la Californie du Sud, la question du prix du bien immobilier est mise en perspective de différentes pratiques des acteurs immobiliers et outils des politiques publiques qui rendent tangible la financiarisation de la production suburbaine. Le prix est en effet au coeur d’un système qui repose sur la circulation secondaire du capital, la captation de la rente foncière et l’investissement sur les marges suburbaines. La crise des subprimes a servi de révélateur de la puissance de ces logiques. Le pari sur la valeur immobilière future des biens structure la gouvernance locale, avec des systèmes contractuels entre les promoteurs, les juridictions locales, les districts et les propriétaires. L’étude des trajectoires locales (1980-2010) des valeurs immobilières met l’accent sur la dévalorisation relative d’une grande partie des biens dans ces types de lotissements, mettant à mal l’ensemble du système de production du suburbain.
L'article est particulièrement intéressant en ce qu'il souligne les solidarités contractuelles entre les acteurs de la chaîne.
Extraits choisis (c'est nous qui soulignons et mettons les intertitres) :
Tout converge donc sur la valeur immobilière: investissement pour l’individu et le ménage, base de l’assiette fiscale pour les collectivités locales, captation d’une part de la rente par les institutions financières.Fondamentalement, on a assisté en parallèle et de manière furtive, chez l’ensemble des acteurs, à un glissement vers des comportements relevant de logiques financières. Les collectivités locales, les associations de propriétaires, et in fine les propriétaires s’inscrivent dans une logique conjointe de croyances partagées sur la valeur future des biens immobiliers. Ce faisant, les montages complexes de financement des équipements publics et infrastructures ne reposent plus sur des principes relevant de la fiscalité, mais sur la mise-en-œuvre de dispositifs calculés en fonction d’une future valeur du bien immobilier. Dans ce contexte, le lotissement est un objet sur lequel se fixent à la fois les intérêts des promoteurs qui investissent et attendent un niveau de rentabilité de l’opération immobilière, des collectivités locales qui projettent sur les futurs lotissements les recettes fiscales qui leur permettent d’investir, de s’endetter et de prévoir les équipements publics, et des propriétaires immobiliers qui sont à la fois dans une logique d’acquisition et d’investissement. Cela est vrai pour les comtés, les promoteurs, les districts agissant par délégation de services publics, les associations de propriétaires et les acquéreurs. L’ensemble de ces acteurs étant liés par des solidarités contractuelles, cela étend la notion de risque systémique à l’ensemble de l’environnement construit et habité. En retour, la crise des subprimes montre que ces aspects ne sont pas anodins, et que ces transformations, discrètes,immatérielles, s’inscrivent également dans le concret des transformations de l’espace social de la ville. Chacun de ces acteurs projette des logiques de rentabilité et de retour sur investissement (promoteur), de futures recettes fiscales (les collectivités), d’endettement et d’immobilisation de capital (le propriétaire), et chacun opère en faisant une seule hypothèse, celle de la valorisation future du bien, levier du consentement à payer aujourd’hui.
(...)
Les difficultés fiscales des collectivités locales fournissent un premier cadre analytique d’un changement dans les modes de production des territoires suburbains: un recours systématique à la contractualisation des rapports entre entités publiques (...), une mise-en-œuvre plus systématique des principes de gouvernance urbaine privée (associations de propriétaires, gated communities, business improvement districts...) associée à une fuite en avant dans l’urbanisation qui permet de garantir de nouvelles ressources fiscales, l’ensemble des coûts de l’urbanisation (équipements) et de la maintenance de ceux-ci reposant sur les promoteurs, les association de propriétaires et les acquéreurs [McKenzie 1994, 2011, LeGoix 2007]. L’origine de cette crise remonte à 1978 et à la défiance des contribuables vis-à-vis de leurs gouvernements locaux, qui ont alors vu leurs ressources fiscales considérablement réduites par la Proposition 13, une décision référendaire votée au niveau de l’Etat limitant sévèrement l’assiette de la fiscalité locale.
Un niveau de contractualisation intervient donc entre le promoteur et les collectivités locales, qui fait jouer l’intermédiation financière et la levée de fonds sur les marchés internationaux par le biais d’emprunts obligataires émis par des agences locales. En effet, du fait de l’incapacité financière des autorités locales et des restrictions fiscales des propositions 13, le paiement des infrastructures et équipements (voies d’accès, écoles, services incendies...) associé à la production des lotissements est à la charge du promoteur, ou de la collectivité, mais sous une forme originale permettant de drainer de nouvelles ressources fiscales hors taxe sur les propriétés. De manière générale, les dispositifs les plus connus appartiennent à la catégorie de financement de type TIF, Tax Increment Financing, le principe étant d’anticiper sur les gains futurs en termes de levée fiscale, pour financer les investissements actuels. Ils ont été largement utilisés par les agences de redéveloppement (rénovation urbaine) qui anticipent sur les gains de valeurs immobilières pour lever des fonds sur la base des futurs gains fiscaux. Ces types de dispositifs, orientés vers la rénovation urbaine et très utilisés dans le cadre des opérations de densification et de TOD, servent majoritairement à financer des équipements, mais doivent en partie être orientés vers des logements sociaux.
Deux types de ces dispositifs contractuels dominent le paysage. Le plus ancien est appelé Community Facility District (Mello-Roos District). Développé depuis 1982, ce dispositif autorise le financement de services publics spécifiques (écoles, infrastructures, accès routiers, adduction d’eau, ou aménagements esthétiques des abords des lotissements) dans des zones désignées par un emprunt obligataire dont le remboursement est à la charge exclusive des propriétaires habitant le district. La géographie de ce dispositif correspond globalement à celle de la production des lotissements planifiés. Le dispositif constitue une quasi-collectivité locale (on parle parfois de QUANGO, Quasi-Autonomous Non Governmental Organization), entité dans laquelle les propriétaires sont représentés et qui repose sur le principe utilisateur payeur, et sur l’anticipation de la valorisation du bien qui compenserait une levée fiscale supplémentaire. Il présente l’avantage d’être relativement transparent pour l’acquéreur qui est informé de ses obligations lors de l’achat. Mais ce dispositif présente l’inconvénient de rendre peu attractives à la revente des maisons situées dans des districts pour lesquels une dette “Mello-Roos” court encore, avec pour conséquence un risque accru de dévalorisation relative de ces quartiers qui a causé une défiance des acteurs immobiliers vis-à-vis du dispositif. (...)
Un second dispositif plus récent consiste à incorporer directement la valeur des équipements collectifs dans celle de la maison, mais c’est le promoteur qui procède à la levée des fonds. Reposant sur l’émission d’obligations à taux variable (float bonds), il s’agit d’un dispositif qui fait intervenir l’intermédiation financière : le promoteur lève sur les marchés financiers un capital représentant jusqu’à 12% de la valeur des terrains à bâtir. Les fonds ainsi levés lui permettent de satisfaire les obligations qui le lient à la collectivité locale et qui ont été fixées lors de l’instruction du permis de lotir (subdivision map) en matière de fourniture d’équipements et d’infrastructures. Ce type d’instrument est mis en place dans le cadre d’un partenariat très étroit avec la puissance publique (le comté dans le cas des zones non-incorporées). (...)
Au final, cet emprunt à court terme par le promoteur est répercuté intégralement sur l’acquéreur, dans le prix du bien. L’équilibre du système repose sur la capacité du marché immobilier à absorber la hausse des prix liés à l’incorporation dans le prix de vente de l’ensemble des équipements réalisés. Le dispositif de financement des infrastructures repose donc in fine non plus sur des outils fiscaux (principe d’équité entre les populations) et sur de l’endettement public (solidarité inter-générationelle), mais sur la capacité de financement des acquéreurs. Pour ceux dont la capacité de financement est la plus élastique, cette dépense sera consentie et fait partie du paradigme utilisateur-payeur dominant dans les principes d’aménagement états-uniens. Pour les plus modestes, n’ayant pas les moyens d’internaliser les coûts des services, il ne reste que la solution de parier sur la croissance infinie et irréversible des valeurs immobilières pour assurer la soutenabilité du système. Le consentement à la dépense repose alors sur une anticipation des futures plus-values pour les acquéreurs. Dans un contexte où les associations de propriétaires et la privatisation des infrastructures est perçue comme un outil de protection des valeurs immobilières.
Il s’agit d’un troisième niveau de contractualisation. En effet, les lotissements planifiés reposent sur une régulation contractuelle des relations entre copropriétaires destinée à protéger les valeurs immobilières, par le biais d’une gestion collective des infrastructures et équipements (routes, services de loisirs) et par le biais d’un maintien de l’homogénéité sociale du quartier opérée par une sélection implicite des acquéreurs [LeGoix et Vesselinov 2012, LeGoix 2007]. Cette adhésion collective à un mode de vie par contrat repose, une fois encore, sur un pari sur les valeurs immobilières : le prix de la gouvernance urbaine privée (notamment des frais élevés de copropriété) se justifiant par la garantie de l’investissement immobilier à long terme. Une hypothèse de travail consiste donc à considérer la valeur immobilière dans cette chaîne de l’investissement, et non plus seulement comme la variable qui traduit le marché de l’offre et de la demande.
Conclusion de l'auteur :
En première analyse, il apparaît que la chaîne du pari sur la valeur immobilière est globalement défaillante, au-delà du choc conjoncturel des subprimes, car une part significative des zones de lotissements planifiés ne connaissent qu’une valorisation faible ou une dévalorisation relative. En d’autres termes, les régimes de financement du suburbain semblent, à quelques exceptions près, ne pas vraiment reposer sur un équilibre construit sur la stabilité et la progression des valeurs immobilières. Ces résultats –qui doivent être confirmés dans d’autres régions –mettent en évidence une vulnérabilité du modèle urbain fondé sur l’accumulation. Les enjeux relevés dans le régime de production de la suburbia repose en partie sur un système d’accumulation et d’anticipation. Le prix est en effet au coeur d’un système de construction du local qui dépend d’une macro-structure financière reposant sur la circulation du capital, la captation de la rente foncière et l’investissement sur les marges suburbaines. La crise des subprimes a servi de révélateur de la puissance des logiques financières sur les évolutions sociales et économiques à court terme des quartiers. Le pari sur la valeur immobilière future des biens structure la gouvernance locale, avec des systèmes de relations contractuelles entre les promoteurs, les juridictions locales, les districts et les propriétaires, dont l’équilibre financier repose sur une hypothèse de croissance de la valeur immobilière du bien. Ces éléments, et notamment les outils de politiques publiques mis-en-oeuvre (CFD, Float bonds, ouTIFs), mettent en évidence la transition vers un régime de production profondément ancré dans les logiques financières, dont le point saillant de ce régime est résumé par la captation de la rente foncière par la chaîne de l’intermédiation financière par le biais de ces outils.
Un autre du même auteur ("L’immobilier résidentiel suburbain en régime financiarisé de production dans la région de Los Angeles", Renaud Le Goix, RERU, 2016) apporte également d'autres éclairages, ou précisions. Extraits :
Un premier niveau de contractualisation lie le propriétaire d’un bien suburbain et une copropriété. (...) Les espaces résidentiels aux États-Unis sont régis par divers types d’association de propriétaires. La terminologie la plus générale est proposée par McKenzie (1994) sous la dénomination de Common Interest Development (CIDs) : l’association applique le règlement qui la régit (CC&Rs, Covenants, Conditions and Restrictions), en vue de la protection des intérêts collectifs des propriétaires (homogénéité sociale, protection des valeurs immobilières, entretien du bâti, caractère du lotissement, etc.). Plusieurs termes équivalents ont été proposés, notamment fréquemment ceux de quartier ou résidence privée. Par abus de langage ou par facilité, ces résidences privées ont été assimilées ou confondues avec les gated communities, alors que la fermeture et la clôture est (très) loin d’être systématique et ne représente qu’un tiers des projets. (...) Dans certains cas, la fermeture résidentielle se surajoute et contribue à renforcer la valeur immobilière des lotissements en gestion privée, par rapport au voisinage. Rappelons que la taille des projets de planned community en Californie compte. (...). Les plus grandes réalisations des années 1970 peuvent porter sur des dizaines de milliers de lots, par tranches successives, formant des ensembles considérables, parfois appelés boomburbs (Lang et LeFurgy, 2007) : la ville d’Irvine (210 000 habitants), entièrement gérée par une corporation privée, ou bien encore les municipalités telles que Rancho Cucamonga, Thousand Oaks, Santa Clarita, aux populations de l’ordre de 125 000 à 175 000 habitants en 2010, résultent d’une croissance exceptionnellement forte et continue depuis quarante ans, sous la forme quasi-exclusive de lotissements planifiés en copropriétés produits par les grands promoteurs. (...)
Un second niveau de contractualisation intervient donc entre le promoteur et les collectivités locales, et repose sur la levée de fonds sur les marchés par le biais d’emprunts obligataires (bonds) émis par des agences locales. De manière générale, les dispositifs les plus connus appartiennent à la catégorie de financement de type TIF, Tax Increment Financing, le principe étant d’anticiper sur les gains futurs des levées fiscales, pour financer les investissements actuels. Ils ont été largement utilisés par les agences de redéveloppement (rénovation urbaine) qui anticipent sur les gains de valeurs immobilières pour lever des fonds sur la base des futurs gains fiscaux .
Après la copropriété et le financement des équipements publics, il faut enfin analyser un troisième niveau de contractualisation. En effet, comme cela a été précisé ci-dessus, les lotissements planifiés reposent sur une régulation contractuelle des relations entre copropriétaires destinée à protéger les valeurs immobilières, par le biais d’une gestion collective des infrastructures et équipements (routes, services de loisirs) et par le biais d’un maintien de l’homogénéité sociale du quartier opérée par une sélection implicite des acquéreurs avec des effets conjoints sur la ségrégation et les valeurs immobilières (Le Goix et Vesselinov, 2013, 2015). Cette adhésion collective à un mode de vie par contrat repose, il faut insister, sur un pari sur les valeurs immobilières : le prix de la gouvernance urbaine privée (notamment des frais élevés de copropriété) se justifiant par la garantie de l’investissement immobilier à long terme. Une hypothèse de travail consiste donc à considérer la valeur immobilière dans cette chaîne de l’investissement, et non plus seulement comme la variable qui traduit le marché de l’offre et de la demande.
Voici la schématisation de ces mécanismes réalisée l'an passé dans le cadre de notre cours à Sciences Po par les étudiants Ophélie Tainguy et Guillaume Surmont, et par Félix Vève et Marine Tougeron :
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