La ville à l’heure du capitalisme artiste
S’inscrivant notamment dans le sillon des réflexions de Luc Boltanski et Eve Chiapello sur “Le nouvel esprit du capitalisme”, le dernier livre de Gilles Lipovetski et Jean Serroy nous livre une réflexion fort stimulante.
Son argument est le suivant :
“L’essor du capitalisme financier contemporain n’exclut aucunement la montée en puissance d’un capitalisme de type artiste en rupture avec le mode de régulation fordien de l’économie. Par là, il ne faut pas entendre un capitalisme qui, moins cynique ou moins agressif, tournerait le dos aux impératifs de rationalité comptable et de rentabilité maximale, mais un nouveau mode de fonctionnement exploitant rationnellement et de manière généralisée les dimensions esthétiques-imaginaires-émotionnelles à des fins de profit et de conquête des marchés.
Il s’ensuit que nous sommes dans un cycle nouveau marqué par une relative dé-différentiation des sphères économiques et esthétiques, par la dérégulation des distinctions entre l’économique et l’esthétique, l’industrie et le style, la mode et l’art, le divertissement et le culturel, le commercial et le créatif, la culture de masse et la haute culture : désormais, dans les économies de l’hyper-modernité; ces sphères s’hybrident, se mêlent, se court-circuitent, s’interpénètrent”.
“Paradoxe : plus s’impose l’exigence de rationalité chiffrée du capitalisme et plus celui-ci donne une importance de premier plan aux dimensions créatives, intuitives, émotionnelles”. (pages 12-13)
S’ensuivent plusieurs analyses sur l’évolution des villes. Si elles ne sont pas nouvelles (la muséification des villes, leur marchandisation…), ces analyses ont toutefois l’avantage d’être mises en perspective et en lien avec l’évolution du capitalisme.
“Dans ces cités protégées, toute laideur se veut exclue ; mais c’est une beauté léchée, fade, désubstantialisée, une esthétique du propret, du confort, de la tranquillité, dans un espace privatisé et lyophilisé : une “privatopia en marche”. Mais à rebours de ce qu’est une ville. Le paradoxe ultime du capitalisme en matière d’urbanisme n’est-il pas d’engendrer à la fois des villes tentaculaires qui, par leur démesure même, échappent au contrôle et déversent leurs horreurs, mais où la vie grouille, et des cités artificielles, répondant au désir de beauté et de plaisir, mais figée dans leur esthétique de confection et où la vie est absente ?” (page 353)
Le livre évoque également la mondialisation de la beauté (page 371), dont L’Oréal en Chine est un bon exemple (cf. ici).
L’esthétisation du monde – vivre à l’âge du capitalisme artiste – Gilles Lipovetski et Jean Serroy – Gallimard – 2013