La révolution du travail sur-mesure
A lire dans les Echos de ce 4 novembre 2020 l’analyse de Jean-Marc Vittori sur “la révolution du travail sur-mesure”.
Extrait :
Jusqu’au XVIIIe siècle, la nature guidait l’organisation de la production. Le rythme des saisons, dans des sociétés agricoles. Le rythme des jours et des nuits, alors que la lumière était rare et chère. L’horloge apparaît au clocher de l’église pour indiquer l’heure de la messe, pas celle du travail. L’artisanat est souvent fait à la maison. Sur les pentes de la Croix-Rousse à Lyon, il y a encore des immeubles entiers d’appartements avec quatre mètres sous plafond pour y caser des métiers à tisser.
L’industrialisation bouscule ces organisations. Comme le repère dès 1776 Adam Smith, l’un des pères fondateurs de la science économique, le travail se spécialise pour devenir plus efficace. Dans la manufacture d’épingles qu’il décrit, un ouvrier tire le fil métallique, le second le dresse, le troisième le coupe, un quatrième forme la pointe… A l’usine comme dans les mines, les tâches s’enchaînent. Pour être efficaces, les ouvriers doivent être là tous en même temps.
Automatisation du travail routinier
Bientôt, l’organisation du travail devient scientifique. Et l’électricité permet de travailler la nuit. La chaîne de montage automobile inventée par Henry Ford, qui passera plus tard en 3×8, constitue l’apogée de ce modèle. L’entreprise fonctionne alors comme un théâtre, selon le principe d’unité que décrivait Boileau : « Qu’en un lieu, qu’en un jour, un seul fait accompli… » Cette unité permet aussi aux salariés de bloquer facilement l’entreprise et donc d’obtenir leur part des gains de productivité.
Mais depuis, le travail a changé de nature. L’essentiel de ce qui relève des gestes répétitifs, du travail routinier a été automatisé ou va l’être. L’entreprise est de moins en moins un lieu de reproduction machinale et de plus en plus un « dispositif de création collective », pour reprendre l’expression des chercheurs de l’Ecole des mines Armand Hatchuel et Blanche Segrestin. Dès lors, l’unité de lieu, de temps et même d’action n’est plus nécessaire.
Difficultés de formation
Avec les outils numériques, il devient possible d’organiser une bonne partie du travail de façon complètement différente – c’est précisément ce qui se passe pendant le confinement. Un mot forgé pour décrire les mutations de la télévision s’applique aussi au travail : la « délinéarisation ». Le téléspectateur regarde son programme quand il veut, où il veut. Beaucoup de travailleurs peuvent désormais exercer leur activité où ils veulent, quand ils veulent, sans nuire à leur productivité. Et beaucoup y aspirent.
A lire également dans les Echos du même jour : l’éditorial de David Barroux : “La face sombre du télétravail”.
Extrait :
Mais c’est à plus long terme que le télétravail pourrait fragiliser structurellement le salariat. Aux Etats-Unis, certains géants de la tech ont déjà demandé à leurs salariés qui ont quitté un San Francisco hors de prix d’accepter des baisses de salaire . Demain, une entreprise parisienne pourrait embaucher des comptables en province en leur demandant de partager l’économie réalisée sur le logement.
Et après-demain, qu’est-ce qui empêchera une entreprise d’inciter ses comptables à travailler d’Irlande comme les Gafa le font déjà pour économiser des charges sociales? Ne pourra-t-on pas aller plus loin en passant par des « freelancers » ou des sociétés de services basées à Bangalore ? Il n’y a pas que les call-centers ou le support IT qui pourront s’externaliser demain. Une entreprise qui perd son esprit d’équipe perdra en créativité mais la tentation des économies à court terme risque d’être forte.
Côté face, pour en employeur, faire travailler un salarié de chez lui, c’est commencer à s’en éloigner. Et il est toujours plus facile de licencier quelqu’un qu’on ne connaît pas.
Le télétravail a de nombreux mérites. Mais comme souvent, tout est affaire de proportions. Car en cas d’overdose, il y a de fortes chances que ce soit le salarié qui y perde.