La forme suit le climat

On connaissait : “La forme suit la fonction” (Louis Sullivan).

Il y a aussi : “La forme suit la finance” (Carol Willis).

Désormais, on découvrira avec intérêt comment “La forme suit le climat” (Philippe Rahm).

Extraits de l’interview de Philippe Rahm dans la revue Urbanisme :

(…)

Mais vous allez beaucoup plus loin, avec ce concept d’architecture météorologique…

Philippe Rahm/ La finalité même de l’architecture est climatique. Vitruve (Ier siècle av. J.-C.) le dit, l’architecture transforme artificiellement le climat dans ce qu’il a d’inconfortable pour le rendre habitable : le toit agit contre le soleil, le mur contre le vent et le froid, le tapis contre l’humidité du sol. C’est aussi la théorie de Gottfried Semper (1803–1879) sur les quatre éléments de l’architecture : le toit, la cloison, le tapis et le feu, qui définissent un espace climatiquement modifié.
D’où mon interrogation : pourquoi faut-il encore que nos moyens soient géométriques, symboliques, métaphoriques ou formels.

C’est la même chose pour l’urbanisme : on utilise des perspectives, des formes sans raison, des analogies géométriques, des additions. Pourquoi ne pas utiliser des moyens climatiques ? De là mon intérêt pour les phénomènes tels que la convection, la conduction, l’évaporation, la pression, ou encore l’émissivité (radiation d’infrarouges par les éléments de construction) ou l’effusivité (rapidité de l’échange thermique) qui relèvent de la physique des matériaux. Je peux dessiner un plan de bâtiment ou de ville reposant sur la convection, à partir d’une étude des vents et des déplacements de chaleur. L’architecture météorologique est un retour vers des principes météorologiques, climatiques et physiques qui réorganisent les moyens du design.

Cette idée serait donc très ancienne ?

Philippe Rahm/ À la Renaissance, Leon Battista Alberti (1404–1472) explique que si on fait une pièce pour l’hiver, le plafond doit être bas pour contenir l’air chaud ; dans une pièce d’été, il doit au contraire être élevé pour évacuer la chaleur. Pour Viollet-le-Duc (1814–1879), le choix du marbre pour la construction des églises de Rome obéit au besoin de rafraîchir, bien plus qu’à une dimension symbolique. La forme du dôme, par exemple celui de la villa Rotonda d’Andrea Palladio (1508–1580), a été conçue pour évacuer l’air chaud. Ce principe a été repris plus tard par Jacques-Germain Soufflot (1713–1780) pour l’Hôtel-Dieu à Lyon, pour évacuer les miasmes. Ces formes qu’on croit symboliques ont une visée pratique. La sala des palais vénitiens entre le canal et le campo est un couloir à vent, généré par les différences de température entre l’eau du canal, plus froide la journée et plus chaude la nuit, et celles du campo, plus chaud le jour et plus froid la nuit. On retrouve ce principe dans les villas du sud des États-Unis, avec les dogtrot, ces passages sous les maisons qui les ventilent.

Il en va de même des villes. Vitruve explique que Néron a eu tort d’élargir les allées de Rome, alors que la taille des rues avait été calculée pour créer de l’ombre et entraîner le vent dans une bonne proportion. La vision actuelle date de la génération postmoderne. On cherche moins à comprendre pourquoi on crée une rue qu’à en connaître le sens. Une rue droite signifie forcément le pouvoir ou l’élégance. Ces thèses ont occupé l’urbanisme et l’architecture de 1950 à nos jours. L’urgence climatique ou les phénomènes de pollution redonnent une matérialité à l’architecture et à l’urbanisme. Tout mon travail part de là.

Comment vous conciliez cette approche avec la nécessité de travailler avec l’existant ?

Philippe Rahm/ Le problème de l’existant est d’abord politique. Il faut isoler ces bâtiments qu’on appelle des passoires thermiques.
Cette rénovation thermique est l’un des plus gros enjeux de la transition énergétique, mais les pouvoirs publics n’arrivent pas à trouver la bonne articulation. Si on impose 20 cm d’isolation, cela revient très cher. Les propriétaires n’ont pas les moyens.

À Paris, on ne peut pas mettre des doudounes aux bâtiments haussmanniens, très mal isolés, car on en perdrait la valeur d’image patrimoniale et touristique. Si on est obligé d’isoler par l’intérieur, on perd 20 cm sur des mètres linéaires, et donc à chaque fois des dizaines de milliers d’euros au prix du m² de l’immobilier à Paris. Il y a pourtant tout un nouveau champ esthétique à réinventer aussi dans ces questions d’aménagement d’intérieur.

C’est ce que j’ai proposé avec l’idée de « style anthropocène », où l’isolation thermique devient une nouvelle sorte de tapisserie ; le pare-vapeur, un genre de papier peint ou de tenture. En réalité, les nouvelles exigences thermiques et écologiques sont en train d’inventer une nouvelle esthétique décorative.

Qu’en est-il au niveau urbain ?

Philippe Rahm/ Il y a deux éléments dont il faut tenir compte : l’albédo et le vent. L’albédo correspond au pouvoir réfléchissant. Les surfaces horizontales blanches réfléchissent la lumière, les surfaces sombres absorbent la chaleur. Entre le bitume des routes et les toitures, les villes ont des albédos très faibles, sauf dans le sud de l’Europe ou au Yémen. Il faudrait rendre blanches les surfaces minérales horizontales pour éviter cet effet d’îlot de chaleur urbain. À Milan, avec OMA, le bureau de Rem Koolhaas, et Laboratorio Permanente, une agence italienne, nous avons gagné le concours portant sur l’aménagement de deux friches ferroviaires, l’une au nord-est de la ville, Farini, l’autre au sud, San Cristoforo. En 2018, Milan a enregistré ses plus fortes canicules.

La question du climat est donc au centre de la réflexion, doublée d’un problème de pollution, lié aux particules fines. Le vent vient du sud-ouest, de la mer. À cause de l’albédo sombre, plus on va vers le nord-est, plus le vent chauffe. Les différences par quartier sont très importantes : Bicocca a enregistré des températures à 36,6 °C quand le centre était à 27 °C et San Siro à 15,4 °C. Et plus on va vers le nord-est, plus la pollution augmente. C’est aussi le cas à Paris, où les quartiers riches ont été construits à l’ouest pour bénéficier du vent frais et emporter les fumées d’usine vers les quartiers populaires de l’est.

Dans le projet de Milan, la stratégie a consisté à créer des « limpidariums » pour dépolluer et refroidir. Nous en avons imaginé deux : le limpidarium d’aria qui nettoie et rafraîchit l’air entrant ; le limpidarium d’acqua qui dépollue l’eau par phytoremédiation. Tout d’un coup, les questions réelles, climatiques ou écologiques prennent le dessus sur les considérations esthétiques ou autres. Il y a un modèle urbain à réinventer.

À Paris, on parle aujourd’hui d’îlot de fraîcheur, et c’est très bien. En réalité, on retrouve la fonction première des grandes places : la place des Victoires, la place des Vosges, ou la place Vendôme ont été conçues pour être des réservoirs d’air pur. Pour le limpidarium d’aria, nous avons installé une barrière contre le vent chaud et la pollution en plantant un parc de résineux qui agit comme un gigantesque filtre. Ce limpidarium ventile la ville, avec de l’air dépollué et froid, en créant un nouveau vent urbain convectif. On a dessiné l’entrée des vents et tous les nouveaux bâtiments sont mis en place pour les laisser passer. Au sud, le limpidarium d’aqua est un grand système de dépollution par phytoremédiation, avec une immense piscine en extérieur d’eau naturelle de Milan dépolluée, utile pour la biodiversité et la baignade.

Vous traitez donc tout à partir des données climatiques. Il n’y a donc aucune réflexion sur les formes ?

Philippe Rahm/ Les formes sont liées au climat. Quand les bâtiments sont placés parallèlement au vent, la forme de la ville en dépend.
Quand l’appartement se module entre une partie plus froide en bas et une autre plus chaude en haut, des formes apparaissent.
Elles se transforment en fonction de l’exposition au soleil. C’est le climat qui donne les formes et la fonction. Cela ne veut pas dire que le climat ne puisse pas engendrer de l’esthétique ou de la beauté. Mais les postmodernes ont désynchronisé la question esthétique de la question pratique. Au demeurant, ce mouvement reste un épiphénomène dans l’histoire humaine. Avec le réchauffement climatique, avec la pollution, peut-être même avec le Covid-19, qui marque un retour du réel, on s’aperçoit que les formes urbaines ont une raison climatique. Le Paris d’Haussmann a été réalisé pour lutter contre le choléra en ventilant la ville, et non contre les révolutions et les barricades comme on l’a dit. Quand Le Corbusier veut refaire Paris, c’est pour des raisons sanitaires : il veut se battre contre la tuberculose, ce qui n’a d’ailleurs aucun sens puisque la tuberculose ne se balade pas dans l’air. Mais c’est sa motivation. Aujourd’hui, on doit réengager le réel, le climat, la question de l’air, des températures, de la lumière, de l’humidité, de l’eau comme des éléments fondamentaux de l’urbanisme.

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L’intégralité de l’interview peut être lue sur le site de la revue Urbanisme : ici.

A voir (et lire) également l’exposition (et son catalogue) qui se tient actuellement au Pavillon de l’Arsenal (parallèlement à celle sur La beauté d’une ville) :

A lire également dans le Monde (du 1er/2 août 2021) son analyse climatique de la Laiterie de Rambouillet :

Extraits :

« Louis XVI aimait venir à Rambouillet. Il a acheté le château et l’a transformé. Il aimait chasser dans la forêt alentour. Peut-être se sentait-il plus légitime là qu’à Versailles. Marie-Antoinette, elle, goûtait moins l’endroit. C’est pour l’amadouer qu’il a fait construire cette laiterie en 1786, par Jean-Jacques Thévenin. C’étaient des lieux assez en vogue dans l’aristocratie de l’époque. Des lieux de plaisir raffinés. On y stockait du lait, mais on venait aussi en consommer, comme dans un bar. Dans son Dictionnaire historique de l’architecture de 1832, Quatremère de Quincy explique qu’on les trouvait dans des parcs ou dans les jardins des familles riches, où ils inspiraient des petites folies architecturales. Ils étaient toujours rattachés à un élevage.

On accédait à la laiterie de Marie-Antoinette en barque, via les canaux qui partaient du château. Elle est située dans un espace boisé, sur un terrain clos. L’entrée se fait par une grille métallique qu’encadrent deux petites tours. L’arrière de la parcelle est bordé par un mur d’enceinte. Les tours servaient à préparer le lait et le fromage – la fonction traditionnelle de la laiterie.

Le bâtiment qui nous intéresse est situé au bout de l’allée qui part de la grille. D’inspiration gréco-romaine, il comprend deux pièces qui ouvrent l’une sur l’autre. On monte trois marches, on passe deux colonnes, et on arrive dans une salle ronde coiffée d’une coupole, inspirée du Panthéon de Rome. Au milieu, une grande table où l’on venait s’asseoir pour boire le lait. La deuxième salle est rectangulaire, surmontée d’une voûte. Elle servait au stockage. Au fond, un bassin a été creusé pour accueillir une source naturelle, et une grotte a été sculptée tout autour, directement dans le mur en grès.

J’ai découvert le bâtiment lors d’une exposition sur le peintre Hubert Robert au Louvre, qui a participé à la décoration d’intérieur, dessiné le mobilier et certainement inspiré l’esprit antique du lieu. Ce que j’aime beaucoup dans ce bâtiment, c’est qu’on est en présence d’un programme et d’un espace un peu bizarres, oubliés, une architecture qui fabrique de la fraîcheur pour y boire du lait frais, une sorte de construction archaïque d’un réfrigérateur autant que celle, artificielle, d’une grotte pour s’abriter de la chaleur en été. C’est assez rare, un peu dérangeant aussi… Elle fait un petit peu penser au bar d’Orange mécanique, cet endroit étrange, assez sexualisé, où les personnages venaient boire du lait…

Et puis c’est une espèce d’œuvre d’art totale. Il y a les sculptures et les bas-reliefs de Pierre Julien qui retracent une histoire du lait, et sa mythologie : une bergère, des chèvres, des vaches, des femmes qui donnent le sein, mais aussi l’histoire de Jupiter, le dieu romain, qui a été élevé en buvant le lait de la chèvre. C’est tout un imaginaire qui, à travers le lait, relie l’homme et l’animal, fait résonner le programme et la décoration, l’architecture et la fraîcheur nécessaire à la conservation du lait. Cela se prolonge jusque dans le design de la vaisselle, des tasses, des bols, des pots à lait spécialement créés pour le pavillon. Un des bols, retourné sur sa soucoupe, a la forme d’un beau sein bien rond.

Les laiteries devaient rester des endroits frais. Celle de Rambouillet a été conçue à cet effet, avec une attention très forte aux principes climatiques. C’est un bâtiment opaque, sans fenêtre, sans ouverture, à l’exception de la porte d’entrée. Aucune lumière directe ne peut entrer, sauf celle qui vient de la toiture. Sachant que le dôme et la voûte sont aussi là pour laisser s’échapper l’air chaud. Plus léger que l’air froid, il monte, et la fraîcheur reste en bas.

C’est le principe de la villa Rotonda de Palladio ou du Panthéon de Rome (mais aussi des congélateurs dans les magasins de surgelés Picard que l’on ouvre par en haut pour que le froid ne s’échappe pas). La première pièce, où l’on s’assoit pour boire le lait, est une zone tampon entre l’intérieur et l’extérieur. Dans la deuxième, celle où l’on conservait le lait, la température est encore plus fraîche.

A l’intérieur, tout est en marbre de Carrare. A l’origine, le sol était blanc. Aujourd’hui, il est blanc et rouge. C’est Napoléon Ier qui l’a fait changer, en même temps qu’il faisait remplacer la table en bois de la première salle par celle en marbre blanc qui est encore là aujourd’hui.

Le marbre est un matériau à effusivité haute et très conducteur thermiquement : quand on le touche, il est toujours froid. Il communique facilement le froid de la terre souterraine à l’air de la pièce pour le rafraîchir. Le blanc va dans le même sens. Son albédo est de 1, c’est-à-dire qu’il réfléchit entièrement la lumière. Ça évite que ça chauffe. Le marbre, le blanc, c’est ce qu’on utilisait dans les églises en Italie pour rafraîchir les lieux. L’hiver, pour que les pieds restent chauds, un tapis pouvait être déplié dans la salle ronde.

Tout dans l’architecture de cette laiterie répond à des objectifs climatiques. Jusqu’à la grotte creusée au fond qui, avec les jets d’eau qui viennent la rafraîchir, crée un phénomène de climatisation naturelle. Le sol étant approfondi à ce niveau-là, cela permet de récupérer un peu de la fraîcheur du sous-sol. Quant aux rochers sculptés, ils forment une masse d’inertie thermique qui permet aux températures froides de la nuit ou de l’hiver de perdurer la journée ou l’été, apportant ainsi de la fraîcheur naturellement dans la laiterie.

Dans le secteur de la construction, on réfléchit en termes de programme, jamais en termes de climat. Quand on veut faire un café, on se concentre sur la fonction du café : la salle, la cuisine, etc. Au XVIIIsiècle, un café était aussi un lieu où on pouvait venir pour se réchauffer quand le coût du bois de cheminée était très élevé. D’une certaine manière, le café était le pendant hivernal de la laiterie.

En Italie, dans le prolongement des basiliques romaines, les églises étaient à la fois un lieu de rafraîchissement et une agora où l’on venait discuter d’affaires publiques. Aujourd’hui, elles sont strictement réduites à leur dimension cultuelle. On a perdu le sens public et climatique des églises et des cathédrales, qui étaient aussi les maisons civiles du peuple, dimensionnées pour accueillir tous les habitants de la cité.

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Source : “La laiterie de Rambouillet, une oeuvre d’art totale” – Le Monde – 1er-2 août 2021.