La rue
Les immeubles sont à côté les uns des autres. Ils sont alignés. Il est prévu qu’ils soient alignés, c’est une faute grave pour eux quand ils ne sont pas alignés : on dit alors qu’ils sont frappés d’alignement, cela veut dire que l’on est en droit de les démolir, afin de les reconstruire dans l’alignement des autres.
L’alignement parallèle de deux séries d’immeubles détermine ce que l’on appelle une rue : la rue est un espace bordé, généralement sur ses deux plus longs côtés, de maisons ; la rue est ce qui sépare les maisons les unes des autres, et aussi ce qui permet d’aller d’une maison à l’autre, soit en longeant, soit en traversant la rue.
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A l’inverse des immeubles qui appartiennent presque toujours à quelqu’un, les rues n’appartiennent en principe à personne. Elles sont partagées, assez équitablement, entre une zone réservée aux voitures automobiles, et que l’on appelle la chaussée, et deux zones, évidemment plus étroites, réservées aux piétons, que l’on nomme les trottoirs. Un certain nombre de rues sont entièrement réservées aux piétons, soit d’une façon permanente, soit pour certaines occasions particulières. Les zones de contacts entre la chaussée et les trottoirs permettent aux automobilistes qui désirent ne plus circuler de se garer. Le nombre de véhicules automobiles désireux de ne pas circuler étant beaucoup plus grand que le nombre de places disponibles, on a limité ces possibilités de stationnement, soit, à l’intérieur de certains périmètres appelés « zones bleues » en limitant le temps de stationnement, soit, plus généralement, en instaurant un stationnement payant.
Il n’est pas fréquent qu’il y ait des arbres dans les rues. Quand il y en a, ils sont entourés de grilles. Par contre, la plupart des rues sont équipées d’aménagements spécifiques correspondant à divers services : il y a ainsi des lampadaires qui s’allument automatiquement dès que la lumière du jour commence à décroître de façon significative : des arrêts auprès desquels les usagers peuvent attendre l’arrivée des autobus ou des taxis ; des cabines téléphoniques, des bancs publics ; des boîtes dans lesquelles les citadins peuvent déposer des lettres que le service des postes viendra collecter à heures fixes ; des mécanismes à horloge destinés à recevoir l’argent nécessaire à un stationnement de durée limitée ; des paniers réservés aux papiers usagers et autres détritus, et dans lesquels nombre de personnes jettent compulsivement, en passant, un regard furtif ; des feux de circulation. Il y a également des panneaux de signalisation routière indiquant, par exemple, qu’il convient de se garer de tel ou tel côté de la rue selon que l’on est ou non dans la première ou la seconde quinzaine du mois (ce que l’on appelle un stationnement unilatéral alterné »), ou que le silence est de rigueur vu la proximité d’un hôpital, ou, enfin et surtout, que la rue est en sens unique : l’affluence des véhicules automobiles est en effet telle que la circulation serait à peu près impossible si l’on n’avait pas, depuis quelques années, pris l’habitude, dans la plupart des agglomérations urbaines, d’imposer aux automobilistes de ne circuler que dans une seule direction, ce qui, évidemment, les oblige parfois à de longs détours.
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En certains endroits des trottoirs, des dénivellations en arc de cercle, familièrement appelées « bateaux », indiquent que des véhicules automobiles peuvent être garés à l’intérieur même des immeubles et qu’il convient de leur laisser en tous temps une possibilité de sortir ; en d’autres endroits, des petits carreaux de faïence encastrés dans le rebord des trottoirs indiquent que cette portion de trottoir est réservée au stationnement des voitures de louage.
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J’ai vu deux aveugles dans la rue Linné. Ils marchaient en se tenant par le bras. Ils avaient tous deux de longues cannes extrêmement flexibles. L’un des deux était une femme d’une cinquantaine d’années, l’autre un tout jeune homme. La femme effleurait de l’extrémité de sa canne tous les obstacles verticaux qui se dressaient le long du trottoir et, guidant la canne du jeune homme, les lui faisait toucher également en lui indiquant, très vite, et sans jamais se tromper, de quels obstacles il s’agissait : un lampadaire, un arrêt d’autobus, une cabine téléphonique, une corbeille à papiers, une boîte à lettres, un panneau de signalisation (elle n’a évidemment pas pu préciser ce que signalait ce panneau), un feu rouge…
Espèces d’espaces, de Georges Perec (1974)
A écouter : Georges Perec sur France Culture : ici.
NB : On a utilisé ce texte pour notre article dans la revue de la Société Française des Architectes consacrée à l'espace public : ici, et en version vidéo, là.
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