Gurgaon, ville privée à l’indienne
Le Monde daté d’hier consacre une pleine page à Gurgaon, cette ville “privée” de plus de 1,5 millions d’habitants située à une trentaine de kilomètres de Delhi.
Premier extrait :
“Le modèle de Gurgaon symbolise cette nouvelle urbanisation de l’Inde, menée par les seuls promoteurs immobiliers, sans planification, à l’écart de toute gouvernance publique. “L’Inde est dans ses villages” avait coutume de dire Gandhi. Depuis son indépendance, le pays n’a jamais fait de la politique de la ville sa priorité. Mais avec la deuxième plus forte croissance économique du monde, les agglomérations sont devenues incontournables. D’après les prévisions du cabinet McKinsey, le pays devrait compter, d’ici 2030, 68 villes de plus d’un million d’habitants, soit le double de l’Europe”.
Second extrait (interview du géographe Frédéric Landy) :
“Les riches font sécession : ils se coupent de la société, de la vie démocratique. Ils se contentent de gouvernements technocratiques, les promoteurs assurant les fonctions de municipalité. Ainsi, ils ne font plus pression sur les pouvoirs publics pour forcer l’amélioration des autres quartiers. C’est grave, car l’histoire du développement des villes en occident, au XIXè siècle, s’est faite par la pression des bourgeois sur l’Etat pour obtenir des progrès sanitaires, et ainsi les protéger des épidémies”.
Nous avions visité Gurgaon, fin 2009, dans le cadre d’une mission prospective pour PSA sur les villes indiennes. Cette visite, suivie notamment de celles d’Hyderabad et de Mumbaï (Bombay), nous avait conduit à publier une tribune dans le Monde : “Grand Paris ou grand écart : la ville de l’après-Kyoto ne doit pas être celle de l’avant-Mumbaï” (téléchargeable ici) :
“Avec ses enjeux urbains exacerbés, Mumbai fonctionne comme un miroir grossissant de l’évolution des plus grandes villes mondiales, et nous ramène à… Paris. En premier lieu, Mumbai nous montre que la qualité du cadre de vie peut ne pas être la finalité première des politiques urbaines. Là-bas, le développement urbain est d’abord un outil de développement économique. Selon “Mumbai vision”, le plan de développement élaboré par la société de conseil McKinsey pour le compte de l’autorité métropolitaine, il doit permettre d’inscrire la capitale économique indienne dans la compétition internationale entre villes ; il faut “embellir” la ville, réduire les “slums” (bidonvilles), la rendre attractive pour les entreprises et les cadres, notamment étrangers, et résoudre les problèmes de congestion automobile et d’insuffisance énergétique qui l’empêchent de fonctionner.”
Cela nous avait aussi conduit à nous interroger (dans un texte non publié) sur la place de l’urbaniste. Nous écrivions alors – mais cela est encore plus vrai aujourd’hui : “La ville change. Les mécanismes de production urbaine sont aujourd’hui en plein bouleversement sous l’effet de trois phénomènes conjugués : recomposition des acteurs publics et privés, nouvelles logiques du développement durable et développement des nouvelles technologies. Dans ce contexte, l’urbaniste voit sa place se modifier au point d’être menacé de décrochage : la plupart de ceux qui font la ville aujourd’hui ne sont pas « urbanistes ». Qu’on en juge. Avant, Le Corbusier dessinait la ville nouvelle de Chandigarh, maintenant ce sont des promoteurs privés (DLF à Gurgaon), des entreprises technologiques (Cisco à Bengalore) ou des cabinets de conseil en stratégie (McKinsey à Mumbai) qui conçoivent les villes indiennes. C’est également le cas en France : le quartier des Berges du Lac à Bordeaux est piloté par Bouygues, les Docks de Saint-Ouen par Nexity, Unibail influence fortement le projet du Forum des Halles à Paris… Cette évolution s’explique pour deux raisons. D’abord, l’urbaniste se limite souvent à une approche spatiale de la ville. Or, celle-ci n’est pas forcément la plus adaptée, qu’il s’agisse de résoudre les problèmes des quartiers sensibles (« pour casser les ghettos, il faut s’occuper autant des gens que des lieux » ) ou de rendre le territoire compétitif sur le plan économique. De plus, le rôle de l’urbaniste se situe habituellement, en amont du projet urbain, auprès de la collectivité locale ou de l’aménageur public. Mais le processus de fabrication de la ville est de moins en moins séquentiel et résulte désormais d’un système d’acteurs complexe : de nouveaux « intégrateurs urbains » font leur apparition, qui rentrent dans le champ de l’urbain par la gestion de l’énergie (Veolia, Suez, Siemens), par les systèmes d’information (IBM, Google) ou par le financement (promoteurs et investisseurs immobiliers)”. (…)
Sources : ”Gurgaon, symbole terni des villes privées indiennes” – Le Monde – 15 mai 2012 “Grand Paris ou grand écart : la ville de l’après-Kyoto ne doit pas être celle de l’avant-Mumbaï” – Isabelle Baraud-Serfaty – LeMonde.fr – 26 novembre 2009”