Glissement serviciel des services urbains et nouvelles lignes de partage public-privé (schémas commentés)

Comme nous l’indiquions dans notre billet précédent, nous avons eu le plaisir d’introduire ce matin la table-ronde de la séance plénière du Congrès des EPL : “Réinventer le rôle des collectivités locales : vers des autorités organisatrices des territoires ?” On trouvera ci-dessous le texte de notre intervention.

L’idée c’est d’introduire cette table-ronde en essayant de caractériser les changements qui sont à l’œuvre dans la manière dont les services urbains sont rendus. Ma conviction c’est qu’on est en effet dans une période de transformation radicale de l’économie et des modes de vie. Avec quatre facteurs de mutation qui se combinent : l’innovation technique, l’évolution des mentalités, la contrainte financière, et la pression environnementale. On peut appeler cela révolution numérique et il est certain que cela change de manière radicale la manière dont on travaille, dont on consomme, dont on se déplace, dont on apprend, et dont on vit en ville.

Pour caractériser les changements à l’œuvre, je vous propose de partir de l’exemple de la mobilité, qui est celui où les transformations sont sans doute les plus rapides, et que vous connaissez tous, ne serait-ce que comme usager.

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Il n’y a encore pas si longtemps, on ne parlait pas de mobilité, mais de transport public. Le rôle de la collectivité c’était, en direct ou via des délégataires de service public, de concevoir et exploiter l’offre de transport public, bus, métro, tramway, avec un déplacement de station à station.

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Ensuite, on a justement ce premier glissement, celui du transport à la mobilité. Ce qu’a d’ailleurs acté la loi MAPTAM en 2014 avec l’”autorité organisatrice de transport urbain” qui est devenue l’”autorité organisatrice de mobilité”. Fondamentalement, le changement c’est que la collectivité va davantage se focaliser sur l’usager et lui permettre une mobilité, non plus de station à station mais de porte à porte. Il s’agit par exemple d’intégrer le fait qu’il va utiliser sa voiture ou son vélo pour aller à la gare et qu’il est nécessaire de prévoir un parking relais. On a un également souvent une offre de billetique intégrée mais juste sur le transport public, via des centrales de mobilité.

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L’étape 2 correspondait au premier changement. Ce à quoi on assiste désormais c’est le basculement de la mobilité à la mobilité « comme un service ». Il s’agit toujours de se centrer sur l’usager, mais un usager qui, sous l’effet de la révolution numérique, a changé de nature, se comporte différemment et à qui on s’adresse différemment. Ce sont les changements que vous voyez à gauche. Ils sont tout petits sur la diapositive, mais ils sont fondamentaux.

Premier changement, c’est l’émergence de la multitude : l’usager n’est plus seulement consommateur de mobilité mais il devient aussi producteur en proposant, par exemple des places libres dans sa voiture ou des informations en temps réel sur le trafic.

C’est aussi un usager à qui on peut on peut proposer une offre sur mesure en l’informant sur le déplacement le plus adapté à son besoin, selon qu’il veut aller vite ou payer moins cher. Cette capacité à saisir l’individu dans ses caractéristiques fines, c’est aussi un changement fondamental que provoque la révolution numérique.

Et cette offre, elle est en temps réel. Le mécanisme de l’effacement, qu’on trouve dans le secteur de l’énergie et qui permet d’écrêter les pics de consommation, s’applique de plus en plus à l’ensemble des flux de la ville.

C’est aussi un usager qui fonctionne de plus en plus sur abonnement (voir l’article d’hier dans le Monde), et qui va par exemple louer sa voiture plutôt que de la posséder.

Enfin, la mobilité s’hybride de plus avec d’autres secteurs comme l’énergie, avec la route solaire ou avec le développement des voitures électriques.

Donc on a un changement, qu’on a appelé le « glissement serviciel », qui traduit le fait que l’économie de la ville bascule de plus en plus dans une économie de l’usage, et qui se caractérise par deux évolutions.

Primo c’est la flèche à gauche qui descend vers le bas : on a un élargissement du périmètre du service urbain. Celui-ci n’intègre pas plus seulement ce qu’on appelle traditionnellement le transport public, mais doit intégrer les systèmes de VTC, de covoiturage, de vélos partagés (en BtoC ou CtoC), et aussi prévoir des stations de covoiturage et des bornes de recharge électrique.

Secundo, on a un déplacement de la valeur vers l’aval : c’est la capacité à être au plus près de l’usager qui permet non seulement de de créer de la valeur, mais aussi d’en capter le plus.

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Alors forcément, ces évolutions s’accompagnent de l’arrivée de nouveaux acteurs, qui pour le moment co-existent avec les acteurs traditionnels. Je n’en ai mis que quelques uns ici et, volontairement, je n’ai pas mis d’EPL. Vous les connaissez tous. On a Orange, qui va exploiter les traces laissées par les téléphones portables pour cartographier les déplacements. On a Waze ou Blablalines qui, parce qu’ils aident à écrêter les pics d’embouteillage – soit via le partage de la voiture soit via l’optimisation des flux en temps réel – peuvent peut-être permettre d’éviter de devoir construire une nouvelle rocade sur le périphérique de Bordeaux. D’ailleurs, le nom Blablalines, qui vient d’être créée par Blablacar, est emblématique de ce que la somme des voitures individuelles partagées devient une nouvelle infrastructure de transport, une nouvelle ligne. On a Citymapper, qui propose un planificateur d’itinéraires de transport multimodal, et met au même niveau métro, bus, vélos partagés, Uber, covoiturage. En agissant sur les représentations, il agit sur l’usage. Enfin on a des plateformes, comme Google aux Etats-Unis et bientôt la SNCF avec OuiSNCF en France, qui proposent des systèmes de paiement intégré en combinant tous les modes. Pour revenir sur la SNCF, vous avez sans doute lu l’interview de Guillaume Pepy la semaine dernière dans les Echos. Son ambition est justement, je cite, de « faire de la mobilité un service ».

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Ce glissement serviciel, on vient de le voir dans la mobilité, mais l’hypothèse que nous faisons est qu’il concerne la plupart des services urbains. Par exemple, on passe de la distribution énergétique à la performance énergétique ou du traitement des déchets à l’économie circulaire. Avec à chaque fois les mêmes caractéristiques. Je les répète. Première caractéristique : élargissement du périmètre du service urbain (par exemple la performance énergétique doit intégrer le fait que les voitures électriques garées restituent de l’énergie ou que le bâtiment peut produire de l’énergie). Deuxième caractéristique : déplacement de la valeur vers l’aval au plus près de l’usager.

Ce glissement serviciel permet assurément une nouvelle efficience urbaine, en permettant l’adéquation en temps réel entre l’offre et la demande de services urbains, soit en allant mobiliser les actifs sous-utilisés de la multitude, soit en lissant les pics d’usage. D’une certaine manière, cette approche permet de se dire que la crise des finances locales n’est pas une fatalité, car dépenses et recettes sont d’abord fonction de l’offre de services urbains et de la manière dont elle est produite et on vient bien que celle-ci est en profonde évolution.

 

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Mais ce glissement serviciel emporte aussi des changements radicaux. En particulier, de nouvelles lignes de partage apparaissent entre acteurs publics et privés. Avec, si je suis une collectivité locale, plusieurs questions.

Quel est le bon périmètre de mon service urbain ? Quels nouveaux services doit-il intégrer ?

Quels sont les nouveaux acteurs qui entrent sur ce service urbain élargi et sur quelles étapes de la délivrance du service se positionnent-ils ?

Surtout, les agrégateurs, ou plateformes, ces acteurs qui se positionnent comme intermédiaire avec l’usager, ne sont-ils pas en mesurer de concurrencer les collectivités locales dans leur fonction même d’autorité organisatrice ? Par exemple aux Etats-Unis, Google (avec Sidewalks et Flow) propose de revoir le système des subventions publiques, en considérant que les collectivités devraient rediriger les subventions qu’ils versent aux opérateurs de transport public directement aux usagers ou à des acteurs comme Uber.

Donc d’une certaine manière il y a certainement un match qui se joue entre collectivités locales, opérateurs traditionnels qui peuvent évoluer, et nouveaux entrants urbains, notamment plateformes. J’ai dit match, mais évidemment, il y a aussi des complémentarités à inventer. Mais dans tous les cas, notre conviction c’est qu’il est urgent de s’atteler à ces questions et c’est pourquoi je me réjouis de cette table-ronde.

Ces réflexions ont été produites avec nos complices Clément Fourchy, Espelia, et Nicolas Rio, Partie Prenante. On trouvera ici les documents plus détaillés auxquels elles se réfèrent.