Financiarisation de la ville : le modèle Chicago

Grande première ! Avec ce billet, nous inaugurons la publication de billets rédigés par des personnes extérieures à ibicity, avec qui nous partageons une même passion pour les sujets de la fabrique urbaine et, en particulier, du lien entre financement de la ville et formes urbaines. Ce billet a ainsi été rédigé par Louise Auffray, étudiante à Sciences Po, qui s’apprête à approfondir ces sujets aux Etats-Unis à la rentrée prochaine. Dans ce billet, il sera notamment question des impacts urbains du fameux outil de financement des projets urbains, le TIF (Tax Increment Financing), sujet polémique s’il en est aux Etats-Unis, comme l’ont montré il y a quelques jours encore de nouvelles manifestations à Chicago (cf. ici)


Au début des années 2000, Chicago a vu fleurir dans son centre, à l’Est du Loop, plein de nouveaux bâtiments flambant neufs, tandis que le bâti ancien a été détruit. Mais pourquoi y-a-t-il eu ce phénomène de surconstruction (le “Millenial Boom”), alors même que la demande des locataires est restée stable, de même que la démographie ? C’est la question à laquelle répond Rachel Weber, professeure à la University of Illinois, chercheuse au sein du Great Cities Institute, dans son dernier livre, sorti fin 2015, « From Boom to Bubble » (merci à Antoine Guironnet qui nous a conseillé ce livre !).

La méthode suivie pour répondre à cette question est double, à la fois quantitative et qualitative. D’abord une série d’interviews avec plus de 80 professionnels, employés de grandes banques commerciales, analystes de marchés, architectes, mais aussi acteurs institutionnels au niveau fédéral et local. Et, en parallèle, un recours systématique à une large base de données, allant de 1990 à 2000 : prix au mètre carré, taux de vacances et valeurs des prêts hypothécaires. Ces indicateurs permettent de repérer les cycles de l’immobiliers, et servent à l’auteur pour démontrer la déconnexion croissante de l’économie financiarisée et de l’économie réelle.

Le building boom, révélateur d’un rapport de force au sein de la ville

Le processus de destruction créatrice, emprunté aux théories nietzschéennes et systématisé par Schumpeter, constitue le point de départ de la réflexion de Weber, à partir duquel elle se propose d’analyser les mutations de l’espace urbain. Le livre s’organise autour de trois grandes interrogations.

Primo : pourquoi ces « building booms » (érection rapide de nouveaux bâtiments et destruction des anciens) apparaissent-ils ici et maintenant ?

Dès les premières pages, Weber lie ces épisodes, non pas à une hausse de la demande, mais à des mécanismes de marché et à des phénomènes de spéculation qui passent par le recours à des produits dérivés. Les nouveaux instruments financiers ont fait de l’immobilier un actif plus liquide, permettant la création de titres fongibles. La création de liquidité que permettent ces innovations financières dans les marchés de capitaux pousse à la construction et à l’investissement dans les nouvelles structures. En projet, le livre “Why we overbuild” devrait préciser la théorie de l’auteur à ce sujet.

Secundo, quel est le rôle des acteurs qui interviennent dans la construction de la ville ?

L’interaction des différentes forces en place, des promoteurs immobiliers aux élus locaux, jusqu’aux acteurs des marchés financiers crée un rapport de force qui conduit et conditionne l’évolution du tissu urbain. Ainsi, le rôle des promoteurs immobiliers doit être étudié en rapport avec les institutions de marché qui influencent le déroulement de leurs projets, beaucoup plus que la demande à laquelle ils font face. Les buildings booms sont donc la conséquence d’un mouvement simultané et coordonné des marchés, des chargés de planification urbaine et des secteurs de l’aménagement et du financement immobilier. En nuançant la vision d’un « homos capitalitus » purement rationnel, Weber affirme l’importance des normes sociales et des effets de mode, d’incitation et d’imitation auxquels sont soumis les decision makers en termes d’investissement. Elle souligne aussi le rôle des intermédiaires, tels les brokers, qui valorisent la mobilité et la relocalisation du capital et contribuent à détourner l’attention des investisseurs et des occupants du bâti ancien. Chaque action qui contribue de manière unilatérale au changement urbain est ainsi indissociable du contexte dans lequel elle s’opère et des acteurs de ce contexte. C’est ce qu’on verra plus précisément tout à l’heure.

Tertio, quelle est la conséquence du fait que l’investissement dans l’immobilier est totalement décorrélé de la demande ?

La conséquence est une surproduction de surfaces bâties, qui crée une multiplication des espaces vacants et une désorganisation du tissu urbain. Cette constatation conduit Weber à proposer des perspectives d’avenir à la construction immobilière, autour du « slow build ».

Chicago, un idéal type de la ville financiarisée

Chicago constitue le cadre de cette étude. Ville industrielle américaine par excellence, Chicago fait depuis longtemps l’objet d’une attention particulière de la part des sociologues et chercheurs en économie urbaine. Dans la perspective de Rachel Weber, elle est un cas extrême qui permet de révéler les processus de financiarisation à l’œuvre et de mettre en lumière les grands enjeux du phénomène.

Chicago plus que n’importe laquelle des villes américaines s’est orientée vers les services financiers, l’immobilier et le tourisme, encouragé par le maire Richard M. Daley, moteur de la transition depuis son entrée en fonction en 1989. Son approche de la gouvernance urbaine proche du modèle entrepreneurial a permis à Chicago de conserver son statut de ville active, et de mériter le surnom de « city that works », attribué au maire par le Chicago Tribune.

Outre l’innovation en termes de produits financiers et le jeu d’acteurs évoqué ci-dessus, la surproduction qu’a connue Chicago au début des années 2000 s’explique par les stratégies des autorités locales, qui ont encouragé les nouvelles constructions via des subventions et permis la destruction des anciennes propriétés. Cette orientation des politiques publiques a été entamée sous l’administration Daley, première du nom, dans les années 1970. L’approche « capitaliste » de la gouvernance de Richard J Daley père a d’ailleurs été relevée par Wendy Brown (Wendy Brown, « American Nightmare : Neoliberalism, Neoconservatism, and De-Democratization », Political Theory 34 (2006), p. 695.).

La multiplication des partenariats publics/privés a été l’un des aspects de cette approche, consacrée par le recours croissant au TIF (tax increment financing) depuis les années 1980. Le rôle du TIF fait l’objet d’une attention toute particulière, en ce qu’il permet de révéler le rôle des ambitions politiques sous les projets de développement urbain. Dans l’étude de ce mécanisme, Rachel Weber met à jour les intérêts mêlés des marchés financiers internationaux et des politiques publiques au niveau local. L’objectif du TIF au moment de sa création était d’investir les revenus de la taxe foncière dans des projets publics, d’orienter le capital vers certains espaces et d’encourager leur développement, dans un contexte de baisses des aides fédérales sous l’administration Reagan.

Comme le montre cette carte tirée d’un article de Rachel Weber, une grande partie de la ville de Chicago est concernée par ce système. On estime qu’autour de 30% du territoire, soit 163 quartiers sont des « TIF districts », qui ont permis de collecter en 2011 plus de 450 millions de dollars. 

Le schéma ci-dessous, tiré du blog civiclab.us, résume bien le fonctionnement de cette taxe : pour un quartier et sur une période donnée, on calcule la valeur anticipée de l’impôt généré par l’ensemble des propriétés foncières. Tous les produits issus de taxe foncière qui seront supérieurs à cette valeur dite de base, sont confiés au TIF pour permettre l’investissement dans des projets de développement.

Mais dans son livre, Rachel Weber montre comment le TIF de Chicago est en fait devenu un outil de spéculation, en permettant de jouer sur l’anticipation des recettes issues des plans d’aménagement. Devenu un puissant instrument financier, le TIF a ainsi permis à Daley de lancer de vastes projets de construction et d’aménagement, à partir d’un budget « fantôme » s’élevant à plus de 500 millions de dollars. Le manque de transparence du système de financement public a encouragé des journalistes à mener des enquêtes sur la gestion du budget de la ville, desquelles il est ressorti que le TIF avait prélevé près d’un milliard de dollars à partir des taxes foncières entre les années 2003 et 2006. (Ben Joravsky, « Million Dollar Lies », Chicago Reader, August 11, 2006). En permettant de fournir de nouvelles formes d’actifs, le TIF a fortement encouragé la surproduction de bâtiments dans certains espaces. Le recours à des stratégies permettant de maximiser l’excédent d’impôt foncier, qui permet de réinvestir dans le TIF, a conduit à valoriser certaines zones de la ville, notamment les environs du Loop. Mais l’activité des promoteurs dans ces zones n’avait donc plus aucun rapport avec la demande des locataires ou acheteurs potentiels, ce qui explique la situation paradoxale dans laquelle s’est trouvé la ville en 2007 : une hausse continue de l’offre sur le marché de l’immobilier, dans un contexte de ralentissement des prix et de montée des taux de vacance.

Repenser une ville en mutation

Mais bien plus qu’une étude de cas sur la ville de Chicago, le livre de Rachel Weber est un véritable travail de déconstruction du processus de développement urbain, permettant d’en souligner tous les paradoxes. A la vision d’une ville permanente et stable s’oppose au cours des pages celle d’un construit éphémère, variable, reflet mouvant des alliances, des volontés politiques et des rapports de force au niveau local et global. Les changements brutaux dans le paysage construit, observables à l’œil nu, traduisent et révèlent ces dynamiques urbaines complexes. En filigrane du livre, les enjeux sociaux autour du droit à la ville se dessinent, renforçant la problématique de la surconstruction dans sa dimension éminemment politique.

Son livre est d’autant plus important que, comme elle le souligne, il existe très peu d’analyses du rôle des gouvernements locaux dans l’intégration du secteur financier et de l’immobilier. A part Hackworth (The neoliberal city: governance, ideology, and development in American urbanism – 2007), rares sont les géographes ayant choisi d’observer les processus de financiarisation sous l’angle des politiques publiques municipales. Un manque d’autant moins justifié qu’au cours des dernières années, les gouvernements locaux ont changé de comportement, ajoutant de nouveaux instruments à leurs portefeuilles (produits dérivés, swaps de taux d’intérêt,…) et intégrant à leurs équipes des diplômés de MBA (Master of business administration). Cette nouvelle grammaire de la politique publique a changé les règles de l’aménagement urbain, conditionnant en cela les formes de développement de la ville.

Louise Auffray

NB ibicity : on trouvera un éclairage complémentaire sur le TIF dans l’étude réalisée par PWC pour la Fabrique de la Cité : ici.

A lire également : “La skyline de New-York dessinée par les abattements fiscaux” : ici

Ajout octobre 2016 : article publié sur Metropolitics : ici