“Dans le cauchemar urbain des villes idéales”
A lire dans le Monde du 13 décembre 2019 un édifiant article de Grégoire Allix sur “les nouvelles Babylone”.
Extraits :
A l’extrême sud de la Malaisie, sur un archipel gagné sur la mer à grand renfort de sable, les gratte-ciel d’une cité pensée comme une jungle verticale s’élèvent jour après jour. Conçue pour héberger 700 000 résidents dans un décor écologique et high-tech, Forest City devrait atteindre les 25 000 logements, fin 2019. Le promoteur chinois Country Garden y a déjà investi près de 4 milliards d’euros, en partenariat avec les autorités locales de l’Etat de Johor. Ce qui se présente, sur le papier, comme un modèle d’écosystème harmonieux entre la nature et les bâtiments ressemble surtout à une colonie balnéaire pour Chinois fortunés.
A 11 000 kilomètres de là, au sud du chaos de Lagos, au Nigeria, sur une île artificielle de 10 km2 modelée par le géant chinois de la construction China Communications Construction Company, s’élèvent les premières tours d’une ville qui promet luxe, calme et volupté, entre marinas et centres commerciaux, à ses 250 000 habitants et 150 000 salariés. Un temps ralenti par la crise, ce projet à plusieurs milliards d’euros, lancé par les frères d’origine libanaise Ronald et Gilbert Chagoury, figures de l’économie nigériane, est reparti de plus belle, à l’écart de la frénésie de la plus grande ville d’Afrique.
Connectées, écologiques, récréatives, les villes nouvelles sorties de nulle part fleurissent par bouquets de dix sur la planète. « Nous sommes dans une période de construction frénétique : de nouveaux projets sont annoncés en permanence, presque exclusivement dans des pays en développement », observe Sarah Moser. Géographe à l’université McGill de Montréal, où elle anime le New Cities Lab (laboratoire des villes nouvelles), la jeune femme prépare pour 2020 un atlas décrivant 100 de ces Babylones modernes, après avoir étudié quelque 150 projets.
Beaucoup ressemblent à de nouvelles Dubaï. Pour les Etats du Golfe, ces villes sont un outil de transition vers l’après-pétrole. De Duqm, à Oman, conçue pour héberger 110 000 personnes à l’emplacement d’un village de pêcheurs, à King Abdullah Economic City (Ville économique du roi Abdallah), développée sur 170 km2 en Arabie saoudite, ces villes veulent cumuler, autour de leurs quartiers résidentiels, des parcs industriels et des centres d’affaires, des universités et des hautes technologies, en attirant partenaires et investisseurs étrangers. Sans oublier un important volet touristique, pour éviter que les riches habitants du Golfe dilapident à l’étranger leur considérable budget loisirs.
C’est toute l’ambition de Neom, un projet-phare du prince héritier saoudien, Mohammed Ben Salman, qui souhaite en faire la ville « la plus vivable qui soit grâce aux plus grands esprits et talents de ce monde ». Les superlatifs manquent pour décrire ce projet futuriste imaginé dans le nord-ouest de l’Arabie saoudite, au bord de la mer Rouge : grande comme 250 fois Paris, la ville compterait 1 million de résidents et 5 millions de touristes, attirés par ses taxis volants, son armada de robots et sa lune géante artificielle brillant dans le ciel nocturne… Le royaume a recruté pas moins de trois grands cabinets américains de conseil en stratégie, Boston Consulting Group, McKinsey et Oliver Wyman, pour concevoir le programme de cette cité, détaillé dans un document confidentiel de 2 300 pages divulgué par le Wall Street Journal au mois de juillet.
Même dans les pays sans pétrole, ces villes nouvelles incarnent un changement de modèle. « Beaucoup d’Etats les voient comme un instrument pour faire évoluer leur économie, fondée sur les ressources naturelles, l’agriculture, vers un âge numérique et rejoindre ainsi l’économie mondialisée », détaille Sarah Moser. C’est le cas pour les « cités du savoir » lancées en Equateur et au Panama, mais aussi pour beaucoup de villes nouvelles en Afrique, où cette volonté de diversification économique se double d’un espoir de désengorger des capitales saturées jusqu’à la paralysie. C’est ainsi que l’Egypte s’est lancée dans la construction d’une nouvelle capitale en plein désert, à 45 kilomètres du Caire : un projet ahurissant sur 700 km2, pour 6 millions à 7 millions d’habitants.
On ne compte pas moins d’une dizaine de projets de villes nouvelles en Tanzanie, autant en Ouganda… Au Burkina Faso, les travaux de terrassement et de viabilisation de la cité idéale de Yennenga, conçue pour 100 000 habitants, ont commencé dans la brousse, à 15 kilomètres au sud de Ouagadougou. Son promoteur, l’homme d’affaires Saïdou Tiendrébéogo, a recruté les architectes français d’Architecture Studio, associés à d’autres agences de l’Hexagone, pour concevoir – qui en doutait ? – une ville durable et innovante, mêlant modernité et traditions burkinabées.
Le Kenya, lui, compte sur l’édification sur 2 000 hectares de Konza Technology City, surnommée « Silicon Savannah », pour soulager Nairobi. Au Sénégal, à 30 kilomètres de Dakar, la ville nouvelle de Diamniadio prend des allures de franche science-fiction, qui ont fait comparer ce projet pour 350 000 habitants au Wakanda, le royaume africain du comics de Marvel Black Panther.
« Dans une ville surpeuplée, congestionnée, polluée, imaginer une cité paradisiaque qui réglera d’un coup tous les problèmes peut sembler très tentant », analyse l’universitaire canadienne. Mais, dans un monde où explosion démographique et urbanisation galopante servent souvent de prétexte à l’édification de purs produits financiers, il y a peu de chances que ces projets apaisent l’anarchie des métropoles en développement ou résorbent les bidonvilles. « Ce sont des villes pour les riches. Même quand ils sont annoncés pour les classes moyennes, les appartements sont généralement beaucoup trop chers pour les salaires moyens du pays », estime Sarah Moser.
Pour la géographe, c’est surtout la propagation mondiale du néolibéralisme et une dérégulation généralisée qui expliquent la multiplication de ces projets. « Ces phénomènes ont créé une formidable quantité de richesse, concentrée dans très peu de mains ; tout ce capital est à la recherche de véhicules d’investissement et les villes nouvelles apparaissent comme un bon moyen de placer son argent : il y a une demande énorme à l’échelle mondiale pour des produits immobiliers dans lesquels investir », explique-t-elle. Pis : « Dans des régimes marqués par une forte corruption, ces projets urbains peuvent servir aux plus riches à siphonner les ressources du pays, qui n’ont pourtant pas les moyens de les gaspiller », ajoute la jeune femme.
Autant dire que ces paradis pour investisseurs courent le risque d’apparaître assez vite comme des villes fantômes. « Beaucoup d’entre elles resteront largement vides : ces copropriétés luxueuses sont en fait comme des coffres sécurisés dans lesquels des ménages fortunés vont abriter leur argent, souvent après l’avoir sorti de leur pays », souligne Sarah Moser. A Forest City, le promoteur ne cache pas tabler sur un taux d’occupation de 30 % au maximum…
Surtout, ces enclaves entièrement privées renoncent bien souvent à fonctionner comme de véritables villes et s’apparentent davantage à des centres commerciaux géants. « Ces villes sont dirigées comme des compagnies privées, avec un maire qui est en fait un PDG. Certaines sont même cotées en Bourse, comme King Abdullah Economic City », s’étonne la chercheuse. Police privée, règlement dicté par les investisseurs… « Ce n’est pas un hasard si une bonne partie de ces villes nouvelles apparaissent dans des pays non démocratiques, des régimes autoritaires, mais il est assez perturbant qu’une ville entière ait le pouvoir de faire respecter les règles de son choix. Dans ces villes, la manière dont vous êtes protégés par la loi n’est pas claire », estime la Canadienne.
D’autant plus alarmant que ces projets revendiquent souvent un arsenal à la pointe de la surveillance de masse : vidéoprotection généralisée, reconnaissance faciale, intelligence artificielle… « Ce sera une ville automatisée où l’on pourra tout voir, où un ordinateur pourra signaler les crimes et où tous les citoyens pourront être surveillés », annoncent les promoteurs du projet Neom dans les documents dévoilés par le Wall Street Journal.
Qui arrêtera cette vague de paradis artificiels ? Peut-être la prochaine crise financière, ou le pic pétrolier. Mais, à l’heure où les dérèglements climatiques s’accélèrent, la principale menace qui pèse sur ces projets vient de l’environnement. « Toutes ces villes se disent écologiques, mais parfois cela se limite à planter des palmiers et à ouvrir un golf », indique Sarah Moser.
Surtout, plus d’un tiers de ces villes sont plantées au ras de l’eau, voire bâties sur la mer, et directement menacées par une montée du niveau des océans, comme Sabah Al Ahmad Sea City, au Koweït, un projet fou pour 250 000 personnes, pour lequel un réseau de canaux de 200 kilomètres a été creusé jusqu’à 7 kilomètres à l’intérieur du désert pour offrir à tout le monde une maison les pieds dans l’eau. « La stratégie de ces villes en matière de changement climatique est inexistante, elles n’ont aucune réflexion de long terme, estime la géographe : la seule préoccupation des investisseurs, c’est comment gagner beaucoup d’argent en dix ans et sortir de là. » Villes nouvelles, vieille rengaine.
Source : “Dans le cauchemar urbain des villes idéales” – Grégoire Allix – Le Monde – 13 décembre 2019