Changer de trottoir
On profite de ce qu’Edouard Baer parle de “trottoir” et d'”espace public” pour citer son texte :
Tu es comme un lion dans ta cage aujourd’hui bien-sûr. Bien-sûr, au début, ça allait, tu te disais c’est bien, c’est l’occasion. De rencontrer cette personne avec qui je vis depuis tant d’années que je ne connais pas, que j’ai cherché à éviter. A changer de trottoir quand elle passait moi-même. Bien-sûr tu ne t’intéressais pas plus que ça. Ou parfois trop. C’est difficile la bonne distance avec soi-même. Et puis là, l’immobilité t’as rendu, à ça. A une distance que tu n’as pas choisie. Parfois ce qu’on ne choisit pas dans la vie c’est ce qui nous sauve. C’est ce qui nous sauve. Bien-sûr ça ne nous fait pas de bien sur le moment. C’est de la souffrance et ce qu’on a évité. Ce que l’on a évité nous arrive. La vie, c’est ce qui se passe quand tout ce qu’on avait prévu n’a pas lieu.
Mais là, là, ça fait trop longtemps. Ou pas assez. Tu ne peux pas abolir complètement le temps. Tu ne peux pas te dire, non, c’est l’immobilité pour toujours. Parce que. Le mois des trente dimanches, ou l’année des 365 jours, ça ne marche pas. S’il n’y a plus quelque chose contre lequel lutter, contre lequel s’accrocher, des aspérités. C’est invivable tout ça. Le vice, la misère et l’ennui. Alors, toi tu veux. Tu veux avancer. Parce que tu sais que la vie s’arrêtera. Tu voudrais avoir fait quelque chose, avoir vécu un peu avant de mourir. Bien sûr, tu sais que tu as de la chance, la seule chose qu’on t’aie demandé c’est ça, cet arrêt, cette immobilité. Bien sûr tu sais les souffrances, tu les entends, tu les vois, autour de toi, tu les as touchées du doigt. Mais dehors, dehors c’est quand même le printemps. Je sais pas si c’est un printemps inutile pour personne. En tout cas, à travers les vasistas un peu pourris, d’une chambre, de gamin d’un deux mètres sur trois, ou du palais d’un prince, le même printemps qui est là, provoquant avec ses lilas, avec des fleurs dont tu ne connais pas le nom mais que tu devines et tu regrettes. Et puis ce printemps, tu vas y aller, tu vas descendre dedans, tu sais que c’est pour bientôt, tu sais que tu vas en bouffer, tu le sais, quand l’espace public te sera rendu à tous, qu’on sera à nouveau peau contre peau, sourire contre sourire, là proches les uns des autres. Mais, petit à petit, même lentement, même si c’est pas le premier jour, ça arrive, ça monte, ça vient. Ce printemps, on va l’attraper avec les dents.
A écouter ici.