Chaînes de valeur, écologie et localisation

En lien avec l’outil chaîne de valeur que nous utilisons pour comprendre le nouveau paysage des acteurs de la fabrique urbaine, il faut lire la tribune que publie dans le Monde El Mouhoub Mouhoud, professeur d’économie à l’Université Paris-Dauphine : “Reconfigurer la mondialisation” (Le Monde – 11 octobre 2020).

Extraits (c’est nous qui soulignons) :

Le numérique a fait entrer le capitalisme dans une phase d’hyper-mondialisation pour les activités de services.

(…)

La seconde phase [de la mondialisation] voit, dans la période des années 1990-2000, une mondialisation source de prospérité. (…) Les groupes industriels mettent en place une double logique taylorienne et cognitive de la division internationale du travail. A l’échelle mondiale, cela consacre le stade de l’hypermondialisation des chaînes de valeur. Les firmes fragmentent leurs processus de production dans le monde sous l’impulsion de deux facteurs : exploiter les différences de coûts de production comparatifs entre pays d’une part, utiliser la faiblesse des coûts de transaction d’autre part. Selon les secteurs et les choix stratégiques des entreprises, la délocalisation repose sur deux logiques différentes de division du travail. Pour coordonner les processus de production séparés, les coûts de transaction (transports, etc.) doivent être comparés aux gains de la fragmentation internationale (automobiles, meubles, machines-outils…), la dispersion géographique sera plus ou moins limitée.

Dans les secteurs où la course à l’innovation technologique constitue le mode de concurrence dominant (industries pharmaceutique, informatique, électronique, aérospatiale…), les firmes ont combiné les deux logiques : le cœur des processus de production est découpé non plus en opérations définies, mais en blocs de savoirs homogènes (recherche et développement, marketing…) pour favoriser les innovations de produits au cœur de la concurrence entre les groupes mondiaux. Mais pour la production manufacturière au milieu de la chaîne de valeur, la fabrication de biens intermédiaires et les activités d’assemblage sont délocalisées dans les pays à bas salaires. D’où la dépendance, perçue au grand jour durant cette crise sanitaire, de l’industrie pharmaceutique à la Chine et à l’Inde pour la production des principes actifs.

Cette hypermondialisation de la fragmentation des chaînes de valeur mondiales et l’approvisionnement en composants intermédiaires vers les pays à bas salaires s’essoufflaient déjà dès la fin des années 2000, en raison du retournement des facteurs qui l’avaient stimulée dans les années 1990-2000. Les coûts d’approvisionnement et salariaux unitaires dans les pays émergents sont partis à la hausse dès le milieu des années 2000, et les relocalisations se sont accélérées aux Etats-Unis, au Japon et en Europe. S’ajoutent l’accélération de la robotisation des chaînes d’assemblage, la hausse des coûts de transport et les problèmes de délais de livraison et de qualité ou de sécurité des produits délocalisés. Les ruptures d’approvisionnement liées au choc dû au Covid-19 n’ont fait que révéler au grand jour ces risques.

En fait, c’est la transition énergétique qui est au centre de la véritable dynamique de relocalisation de l’économie et de démondialisation réelle. Deux mécanismes sont en jeu : un effet de composition des produits par lequel la « décarbonation » du contenu des produits raccourcira mécaniquement les chaînes de valeur en favorisant une production à proximité des consommateurs. Le deuxième canal de relocalisation passera par l’accroissement des coûts de transport par une taxe carbone européenne qui désincite les firmes à dilater leurs chaînes de valeur, et les pousse à les recomposer au niveau européen.

Assistera-t-on à une « démondialisation » complète des économies industrielles sur des bases nationales ? Si les relocalisations sont amenées à s’accélérer dans les industries robotisables, un boom des délocalisations pourrait bien advenir dans les activités de services, qui sont devenues potentiellement délocalisables. En outre, sous-traiter des tâches de services à distance n’est pas sensible au protectionnisme commercial ni aux coûts de transport.

Enfin, les acteurs du secteur de la distribution comme de la production de services (banques, assurances…), mais aussi les consommateurs (entreprises ou ménages), vont bénéficier d’un effet d’apprentissage et de réseau du confinement mondial dans l’usage des technologies numériques sans précédent. En l’absence de nouvelles régulations, cet effet d’apprentissage dans la sous-traitance de services immatériels à distance touchera aussi les services de la connaissance à forte valeur ajoutée, y compris, paradoxalement, dans le secteur de la santé et du soin.

La mondialisation repose surtout sur des stratégies d’accès aux marchés par les investissements directs étrangers qui devraient s’accroître pour se rapprocher des marchés où ils se trouvent, dans l’hypothèse d’une reprise de la croissance mondiale. Ici, les barrières commerciales, que consacre le néomercantilisme contemporain, favorisent les investissements directs à l’étranger. La mondialisation connaît bien une reconfiguration de ses bases géographiques, mais elle ne recule pas pour l’ensemble de ses composantes, et ses effets tendent même à s’approfondir. Loin d’une démondialisation sur des bases nationales, le capitalisme apparaît au stade de la postmondialisation.