Cérémonie de remise du Grand Prix de l’Urbanisme 2024, métabolisme urbain, flocon

Ce mercredi 18 décembre 2024 avait lieu la remise du Grand prix de l’urbanisme 2024. Félicitations à nouveau à Claire Schorter pour en avoir été lauréate, et bravo à elle et aux co-organisateurs pour l’organisation de cette cérémonie chaleureuse, rythmée, stimulante et émouvante. Bravo aussi aux lauréats du Palmarès des Jeunes Urbanistes, notamment à la foncière Bellevilles, voisine à Césure.

Avec une grande élégance, Claire Schorter avait invité ses deux co-nominées (Christine Leconte et l’autrice de ce billet) à intervenir lors des tables-rondes de l’après-midi. Ce blog constituant une forme d’archivage interne, on trouvera ci-après une mise par écrit rapide de l’intervention d’ibicity sur le métabolisme urbain (thème de la table-ronde dans laquelle intervenaient également Sabine Barles et Thierry Laverne), avec aussi une rapide réaction aux deux tables-rondes précédentes (“retranscription” de mémoire,  l’intervention ayant été largement faite en directe). On trouvera également ci-dessous le discours de conclusion de la cérémonie prononcé par Claire Schorter, sur lequel on reviendra  lors de prochains billets.

 

Intervention ibicity lors de la troisième table-ronde, sur le métabolisme urbain :

Je voudrais d’abord remercier le jury de m’avoir retenue parmi les trois nominées, et surtout féliciter ma co-nominée pour être lauréate. Je voudrais aussi remercier Claire de m’avoir invitée à cette table-ronde, et de m’inviter à me saisir de ce sujet du métabolisme. Je suis aussi ravie d’intervenir aux côtés de Sabine Barles dont les travaux sur la rue au 19ème siècle m’ont beaucoup inspirée quand j’ai commencé à travailler sur le trottoir.

Un mot d’abord sur « l’économie » : je retiens comme définition celle de Bernard Maris : l’économie, c’est le partage des richesses, et notamment des raretés. Mon ambition est de la mettre au service de l’urbanisme, qui peut être défini comme le partage des espaces, au service du vivre ensemble. Il y a une phrase qui m’avait beaucoup marquée : « avant l’homme était rare, la nature abondante, maintenant c’est l’inverse, la nature est rare, l’homme abondant ». Ce qui est rare est cher, cette inversion des raretés crée de nouvelles valeurs. Or ces raretés sont très situées : ce qui est rare ici, peut être abondant là. Cette question des raretés des ressources est aussi au cœur du métabolisme.

 

J’aimerais dire d’abord que ce qui m’a frappée dans la table ronde précédente, c’est qu’on avait l’impression que l’économie du projet est en dehors du projet. Or elle est en elle-même une composante à part entière du projet d’urbanisme. Les urbanistes doivent se saisir de l’économie au même titre que les autres conditions du projet !

D’abord parce que l’économie est politique. Par exemple le bilan d’une opération d’aménagement, ce n’est pas juste une différence entre des dépenses et des recettes, c’est d’abord un choix de péréquation, entre des programmes qui « rapportent » plus (en euros, aujourd’hui) et d’autres moins, par exemple entre des logements et des activités, ou entre des lots bâtis et des espaces publics.

Ensuite, Chris Younès a insisté sur l’importance de changer la manière de voir les choses, en disant que ce changement ne rentre pas dans un tableau excel. Mais la manière de voir les choses est incorporée dans les outils que les praticiens utilisent. Par exemple, on a parlé de finances, et dans les finances, il y a les finances locales. Aujourd’hui, ce qui structure les finances des collectivités locales, c’est la distinction entre la section d’investissement et la section de fonctionnement. La section d’investissement est vue comme plus vertueuse que la section de fonctionnement, car par nature l’investissement préparerait l’avenir, et d’ailleurs on peut emprunter pour l’investissement, pas pour le fonctionnement. Or ceci n’est sans doute plus vrai avec le constat que les quantités consommées de services urbains vont diminuer, a fortiori avec le renversement démographique qui s’annonce. Surtout le fonctionnement, c’est justement ce qui permet de « prendre soin », comme y invitait Chris Younès. Ces outils, ces « pilotes invisibles de l’action publique » selon l’expression de Dominique Lorrain, ont été forgés à un moment donné sur la base d’une certaine vision du monde, et on continue à les utiliser quand la vision du monde qui les sous-tendait a changé, sans même se réinterroger sur leurs hypothèses implicites. Il faut que les urbanistes se saisissent du questionnement de ces outils.

 

Concernant plus spécifiquement le métabolisme, il me semble que cette approche est très intéressante et qu’elle appelle justement à plusieurs dépassements des pratiques actuelles. D’abord il y a un enjeu de dépassement des échelles temporelles. On parle souvent de « fabrique urbaine » mais le fonctionnement de la ville est tout aussi essentiel. Un projet n’est jamais fini, et la dimension gestion est essentielle.

Ensuite l’approche du métabolisme invite à considérer toutes les hybridations. Il y a d’abord l’hybridation entre public et privé, privé au sens de propriétaires individuels. A Lyon, par exemple, 70% de la canopée appartient à des propriétaires privés. Or « les oiseaux et les arbres ne connaissent pas le cadastre », comme le rappelle Gilles Clément. Il faut donc travailler sur ces hybridations.

Ensuite, Sabine Barles a parlé de l’enjeu du passage de chaînes de valeur linéaires à des chaînes de valeur circulaires. Mais il me semble que ce qui se joue c’est aussi le croisement entre les chaînes de valeur, ce qu’on appelle d’ailleurs en économie des « écosystèmes ». Il y a ainsi les hybridations entre secteurs : par exemple, on parle toujours de la sobriété au singulier, mais toutes les sobriétés (foncière, hydrique, énergétique, matière) doivent s’articuler. Egalement, il y a des hybridations entre eau, agriculture, déchets, énergie. Par exemple la régie Eau de Paris rémunère les agriculteurs qui pratiquent une agriculture qui limite la pollution des rivières. En lien avec cette hybridation entre secteurs, il y a un enjeu de dépassement des échelles géographiques. Les opérations d’aménagement doivent de plus en plus être pensées en fonction du grand cycle de l’eau, et l’échelle du bassin versant devient souvent l’échelle pertinente. Or, il n’y a pas de gouvernance unique de tous ces secteurs à ces échelles qui dépassent les découpages territoriaux. On a beaucoup parlé tout à l’heure de la relation entre l’urbaniste et son maître d’ouvrage, mais il n’y a pas de maître d’ouvrage du métabolisme.

Je vais tenter une analogie. Ariella Masboungi a évoqué récemment [lors du Comité des parties prenantes du PUCA], la fin des opérations périmétrées. En cherchant à faire le lien avec le métabolisme, il m’a semblé qu’il y a une image qui peut aider à penser cela, c’est le flocon de neige, et notamment le flocon de Koch. C’est une fractale (chaque partie sur laquelle on zoome a la même forme que l’ensemble), qui a comme particularité d’avoir une superficie finie, mais un périmètre infini. Par exemple, la ferme de Tannère, rachetée par la ville Villejuif, a une superficie limitée, 13 hectares, mais un périmètre infini, puisqu’elle est au cœur de plein de sujets qui s’inscrivent dans des échelles territoriales vastes. Il me semble que les urbanistes doivent se saisir de ces flocons.

 

Conclusion de la cérémonie par Claire Schorter :

Pendant 15 années j’ai enchaîné les projets tout en me questionnant face à la nécessité d’une bifurcation écologique qui devenait pressante au tournant des années 2010. Je trouvais que cette bifurcation avait du mal à prendre corps dans les métiers de l’urbanisme et de l’aménagement. On construisait toujours plus gros, plus épais, il était plus facile de démolir que de réhabiliter, on « tartinait la pampa » sans se poser de questions… C’est dans ce contexte que je me suis inscrite au post-master Architecture et philosophie dirigé par Chris Younès. J’ai trouvé auprès d’elle un écho à mes questions sur la pratique de la fabrique de la ville, sur la responsabilité déontologique et politique de l’acte de construire. En mettant l’architecte en responsabilité face à la Terre, avec l’importance de ménager les milieux de vie avec soin et attention aux vulnérables face à la puissante maîtrise technique du métier et face aux enjeux financiers. L’architecte urbaniste paysagiste est un acteur privé au service d’un récit commun et collectif pour un monde inclusif, hospitalier, qui prend soin du vivant, qui rend heureux et en bonne santé, qui offre des milieux de vie équilibrés et qui porte attention à la vie quotidienne… c’est ainsi que j’ai résolu ma crise de sens.

Une autre personnalité a changé ma vie d’urbaniste : David Sim, architecte et urbaniste écossais, étudiant puis associé du Danois Jan Gehl et l’un des héritiers de la tradition People-oriented architecture and city planning. A ses côtés, j’ai appris à rendre tangibles les questions de l’usage dans la conception urbaine. […]

C’est en 2013 que j’ai créé mon agence Laq (L’Amour des quartiers) avec l’envie de pratiquer l’urbanisme avec douceur, dans le respect du vivant, des grandes et des petites histoires des territoires par et pour l’usage, pour participer à la fabrique de quartiers où il fait bon vivre et où on a nous-mêmes envie d’habiter. […]

Je voudrais féliciter les jeunes urbanistes du Palmarès. Ils sont le signe du changement, des urbanismes du développement soutenable qui rencontrent les besoins du présent sans compromettre la capacité des générations futures de satisfaire les leurs, l’urbanisme de la solidarité intergénérationnelle.

Aujourd’hui on ne sait pas aménager sans création de valeur, disait un aménageur. Mais l’équation économique au mieux équilibrée d’une opération d’aménagement ne permettra jamais l’équilibre de son équation carbone ni le financement de la réparation d’écosystèmes – sauf peut-être dans les secteurs à hauts risques naturels-. Or il ne s’agit plus aujourd’hui d’engager une transition mais de changer de trajectoire, et c’est maintenant ! Adapter nos établissements humains à un climat qui change, réduire notre empreinte carbone… on a déjà tout dit, on a déjà tout écrit, on a déjà tout énoncé. Maintenant il faut que l’on agisse concrètement, en considérant la ville existante comme un gisement de ressources avec lesquelles composer, mais aussi comme le milieu humain par excellence où se joue l’acceptation de la différence par la spatialisation de l’« avec », par la mitoyenneté, par la contiguïté, sans repli social, identitaire ni communautaire. C’est ça la ville !

Prendre la réparation des systèmes urbains à bras-le-corps c’est à l’échelle nationale réorienter les postes de dépenses primaires et les profits du capital – je ne comprends pas pourquoi, encore, on n’arrive pas à taxer les profits énormes en faveur de la réparation des écosystèmes – au bénéfice de la santé humaine et des modes de vie solidaires et soutenables. Et légiférer urgemment contre l’obsolescence programmée de tout ce qui nous entoure. A cette condition seulement, la circularité du métabolisme urbain pourra se faire.

Sur le terrain des urbanistes, c’est contourner ou détourner la puissante ingénierie de l’urbanisation en la réorientant au profit du « ménagement », grâce au projet et à toutes les échelles. Cela nécessite de relever les contradictions d’un programme ou d’une décision vis-à-vis des politiques environnementales, de reformuler la question le cas échéant, d’inventer, d’expérimenter des dispositifs low-tech pour des modes de vie urbains frugaux. Et pas seulement avec des acteurs déjà convaincus. C’est donc résister aux habitudes de l’urbanisme productiviste – et l’inertie est grande. Ce serait une manière de réconcilier l’urbanisme et l’habitant, de considérer des projets à impact positif plutôt que la mesure de leurs impacts négatifs et leur « évitement – réduction – compensation ». Des projets réparateurs, qui réincorporent la politique de l’intérêt général au cœur des territoires.

L’urbanisme n’est plus l’art de l’urbanisation. L’urbanisme c’est l’attention, l’art de relier des établissements humains avec leur environnement naturel. Urbaniste, ça n’est pas seulement un métier, c’est un engagement.

 

L’ouvrage paru à l’occasion de ce Grand prix d’Urbanisme, sous la direction d’Ariella Masboungi et Antoine Petitjean :

 

Pour aller plus loin sur l’analogie avec le flocon de Koch, qui a une aire finie mais un périmètre infinie (“c’est poétique pour une économiste”, dixit l’animateur. Après avoir cherché du côté du tricot et des noeuds de raccord, la métaphore a été trouvée par hasard la veille de la cérémonie, en recherchant sur Google “flocon + fractale + périmètre”) :

[Vidéo] Le flocon de Koch, une figure fractale – Khan Academy – 15’55

Flocon de Koch sur Wikipedia

Démonstration aire finie, périmètre infini

 

Article de Sabine Barles : “Le siècle d’or de l’écologie industrielle dans les villes françaises : 1790-1880” – La revue durable n°25. Etude de Sabine Barles sur le Métabolisme de l’agglomération parisienne.

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