Aménageurs et opérateurs de réseaux : tout se complique !
Le 1er juin dernier, EDF organisait, sous la houlette de Livier Vennin, délégué Grand Paris d’EDF, une matinée “Grand Paris : Histoires et futurs” consacrée au thème : “recomposer l’aménagement de la métropole“. ibicity avait en charge la conception du programme, l’introduction et l’animation des tables-rondes.
La première table-ronde, intitulée “Fabrique urbaine : tout change ou rien ne change ?” réunissait Astrid Poulain (Séquano Aménagement), Nicolas Gravit (Eiffage immobilier) et Caroline Pandraud (Fabernovel).
La deuxième table-ronde était plus spécifiquement consacrée aux liens entre aménageurs et gestionnaires d’infrastructures. Sont intervenus, outre Livier Vennin (EDF), Philippe Touzelet (Dalkia), Gaëlle Pinson (SGP), et Nicolas Rougé (Une autre ville).
La vidéo de la matinée est disponible en ligne : ici
Pour ceux qui préfèrent l’écrit, on les renverra bien volontiers à la retranscription que Nicolas Rougé, fondateur d’Une autre ville, vient de faire de sa stimulante intervention. Intitulée “aménageurs et opérateurs de réseaux : je t’aime moi non plus”, elle est disponible sur le blog d’Une autre ville, et ci-dessous.
”Je publie ici une mise en forme enrichie des notes de mon intervention du 1er juin 2016 sur le thème : “Le gestionnaire d’infrastructures : prestataire ou partenaire stratégique de l’aménageur ?” à l’occasion de la matinée EDF “Grand Paris – Histoires et Futurs”.
Les relations entre aménageurs et opérateurs de réseaux sont simples…
Le Corbusier, Les services collectifs, 1933 (d’après F. Lopez, Le Rêve d’une Déconnexion, 2014)
…au temps de Le Corbusier et de la ville moderne. Les activités de production, de transformation ou d’élimination qui caractérisent les grands services urbains (énergie, eau potable, assainissement…) sont rejetées loin des villes car elles sont sources de nuisances et de pollution. Les réseaux les relient à la ville. Aménageurs et opérateurs de réseaux sont donc obligés de travailler ensemble.
Si on revient aux bases, c’est quoi un aménageur ? C’est un opérateur qui viabilise, qui équipe un bout de territoire et qui valorise ainsi du foncier – en général pour le revendre à des promoteurs ou plus largement à des opérateurs immobiliers. Schématiquement, l’aménageur paie les réseaux car c’est une condition de viabilisation des terrains. Dans le détail, réseau par réseau c’est un tout petit peu plus compliqué car cela dépend de réglementations nationales spécifiques ou du contenu des contrats de concession des réseaux. Beaucoup d’aménageurs se perdent d’ailleurs dans ces règles complexes, qui découlent des modèles économiques propres à chaque réseau.
Pourtant, aménageurs et opérateurs de réseaux ont des logiques différentes voire divergentes sur de nombreux points :
– Les échelles spatiales de référence : l’aménageur regarde avant tout le périmètre de son opération, quand l’opérateur de réseau regarde la maille élémentaire de son réseau (c’est par exemple, pour le réseau électrique, la sectorisation). Il est rare que les deux coïncident !
– Les logiques financières : l’aménageur doit équilibrer son bilan à l’échelle de son opération, l’opérateur de réseau organise des péréquations à l’échelle du réseau tout entier (donc à l’échelle nationale pour un opérateur national comme Enedis).
– Les échelles de temps : l’intervention de l’aménageur commence et s’arrête avec son opération (5 à 15 ans en général), l’opérateur de réseau s’inscrit dans le temps long des concessions, voire dans une certaine forme d’éternité pour les opérateurs historiques…
– Les cultures professionnelles : l’aménageur a, sous l’influence des architectes, une culture du projet unique, du sur-mesure ; l’opérateur de réseau maîtrise ses coûts d’exploitation et ses risques s’il standardise, s’il rationalise – c’est une logique d’industriel.
Bon an mal an ça fonctionne car aménageurs et opérateurs de réseaux ont construit un équilibre autour d’habitudes, de normes, implicites ou explicites. Ainsi, dans une opération d’aménagement classique, le dimensionnement des réseaux électriques est une boîte noire dans les mains d’Enedis, mais cela arrange généralement bien les aménageurs…
Tout se complique !
Richard Rogers, Pile énergétique, 2008 (d’après F. Lopez, Le Rêve d’une Déconnexion, 2014)
Ce bel équilibre vole aujourd’hui en éclats sous plusieurs impulsions :
– Un impératif écologique, qui impose par exemple des besoins énergétiques réduits, une efficacité énergétique accrue et des énergies renouvelables locales ;
– Un impératif financier, qui appelle à faire mieux avec moins de moyens, et crée donc une pression forte sur les coûts, notamment de développement des réseaux, et impose une logique de mutualisation de moyens entre projets voisins ;
– De nouvelles opportunités offertes aujourd’hui par le numérique : c’est l’émergence de la ville intelligente et des réseaux intelligents.
Que constate-t-on sur le terrain dans les opérations d’aménagement récentes ? Des immeubles de plus en plus performants, qui consomment moins d’eau et d’énergie, rejettent moins d’eaux pluviales voire moins d’eaux usées. De plus en plus de production énergétique locale, qui alimente les immeubles en autoconsommation ou qui est réinjectée dans les réseaux. Des boucles énergétiques locales, parfois privées, qui visent à échanger de l’énergie entre immeubles ou à mutualiser les puissances souscrites et les coûts de raccordement aux réseaux “historiques”. De ce fait, on a des opérations d’aménagement de plus en plus complexes, qui sollicitent de moins en moins les grands réseaux, voire qui les sollicitent à l’envers !
Face à cette complexité, le cloisonnement traditionnel entre métiers a déjà commencé à bouger : on a des aménageurs qui deviennent exploitants de réseaux (par exemple la SERM à Montpellier), des opérateurs de services urbains qui se positionnent dans le conseil auprès des collectivités ou des aménageurs pour mieux anticiper (et orienter ?) les nouvelles tendances (par exemple EDF, Suez…) et qui deviennent parfois de vrais partenaires locaux des opérations d’aménagement (c’est pas exemple le cas de certaines Entreprises Locales de Distribution d’énergie).
Mais on a aussi des crispations : par exemple, Enedis combat l’autoconsommation dans la mesure où elle compromet le modèle de financement de son réseau (elle génère moins de “TURPE”, le droit d’accès au réseau électrique, à puissance souscrite équivalente).
Comment trouver de nouvelles modalités pour financer des extensions de réseaux qui ne seraient plus sollicités que dans une logique d’appoint / secours ? Car moins solliciter les réseaux ne veut pas dire être complètement autonome. De nouveaux modèles économiques sont à construire. La Commission de Régulation de l’Énergie (CRE), par exemple, y réfléchit aujourd’hui beaucoup.
Des limites mouvantes entre infrastructures et services
On se rend compte que développer toujours plus les réseaux n’est pas la meilleure solution. Il faut commencer par mieux utiliser les réseaux existants, et développer le strict nécessaire quand on ne peut faire autrement. C’est vrai dans le neuf, dans les opérations d’aménagement, comme dans l’existant ou le diffus.
La clef, on l’a vu, vient d’une nouvelle conception technique (immeubles plus performants, production locale, boucles d’échanges…), qu’on retrouve aujourd’hui de plus en plus fréquemment dans les “écoquartiers”. Mais cela ne suffit pas. Car force est de constater que ces nouveaux systèmes techniques parfois complexes ne tiennent pas toujours toutes leurs promesses une fois livrés et mis en exploitation ! Le développement des services énergétiques, pour s’assurer d’une exploitation technique optimale et coordonnée des bâtiments et des réseaux (et au passage maîtriser une certaine dérive des coûts d’exploitation que l’on constate malheureusement), pour sensibiliser les usagers et les rendre plus actifs dans la gestion énergétique, devient nécessaire. Il permettra dans un premier temps de tenir les promesses performancielles de ces écoquartiers ou immeubles démonstrateurs. Ce n’est qu’à cette condition qu’on arrêtera de dimensionner les raccordements aux réseaux “comme si de rien n’était” et qu’on pourra, dans un second temps, réellement travailler sur le juste dimensionnement des réseaux, car on saura garantir effectivement des niveaux de performance – et donc par exemple des puissances appelées.
Si on va encore plus loin, on voit que de nouveaux types de services pourraient encore changer la donne : c’est par exemple (même si c’est encore un peu théorique) le pilotage de la demande à l’échelle du quartier, à travers des dispositifs de flexibilité ou de stockage qui, couplés ou non à une production locale, permettraient de diminuer sensiblement le dimensionnement des raccordements aux réseaux.
On semble donc qu’on aille vers une bascule : plus de services pour moins d’infrastructures. Mais comment raisonner ainsi dans une opération d’aménagement ? L’aménageur connait et paie les infrastructures, il découvre les services et ne sait pas (encore) les financer ! Comment faire financer des services sur un bilan d’aménagement ?
Le recours à des démonstrateurs est nécessaire pour avancer sur ces questions. C’est par exemple l’ambition du projet CoRDEES(CoResponsibility in District Energy Efficiency and Sustainability), lauréat en octobre 2016 de l’appel à projets européen “Actions Innovatrices Urbaines”, dont une autre ville est partenaire aux côtés de la Ville de Paris, de Paris Batignolles Aménagement, d’Embix et d’Armines. Nous allons travailler sur le modèle contractuel et économique d’un “facilitateur énergétique de quartier” sur le secteur ouest de Clichy Batignolles, pour aller au bout de la logique de la performance réelle d’un écoquartier. Ce projet met l’accent sur la coresponsabilité des différents acteurs dans cette performance réelle et sur la construction d’une nouvelle gouvernance énergétique de quartier. C’est l’aménageur, Paris Batignolles Aménagement, qui va préfigurer ce nouveau métier. Grâce aux financements européens, il pourra mettre en œuvre de nouveaux services énergétiques et investir dans des équipements (des capteurs, une plateforme informatique de consolidation et d’analyse des données de consommation) permettant d’outiller ces services. Mais la question de leur pérennisation au delà des 3 ans que dure le projet démonstrateur reste encore entière…