Alejandra Aravena : construire 200 demi-bonnes maisons
Très intéressante interview dans Les Echos de Alejandro Aravena, Prix Pritzker 2016.
Extraits (c’est nous qui soulignons) :
Vous êtes surtout connu pour les projets de logements sociaux développés dans des quartiers pauvres. L’architecture est-elle un engagement ?
Je cherche un équilibre entre rigueur et espoir. Se battre pour un meilleur cadre de vie n’est ni un mantra ni une croisade romantique, ce n’est rien de plus – mais rien de moins – que la construction réfléchie des espaces où les gens vivent. Au Chili, nous n’avons généralement pas assez d’argent, pas assez de temps pour répondre aux problèmes avec des outils pas vraiment adaptés. Cela oblige à être pragmatique et ce contexte particulier agit comme un filtre contre l’arbitraire : la pénurie oblige à laisser de côté tout ce qui n’est pas indispensable alors que l’abondance vous pousserait parfois à faire les choses justes parce qu’elles sont possibles. En 2003, à Iquique, au nord de Santiago, le gouvernement avait lancé un programme de logements sociaux allouant un budget très faible de 7.500 dollars, par famille, pour acheter un terrain et construire sa maison. Plutôt que de demander plus, faire moins ou construire sur des parcelles moins chères mais éloignées du centre-ville, nous avons trouvé une réponse à cette forte contrainte. Impossible de construire une « bonne maison » à ce prix-là, nous avons donc construit des « demi-bonnes maisons ». En faisant notre métier c’est-à-dire en apportant ce que les habitants ne peuvent pas facilement faire seuls : une structure solide, un toit, les pièces d’eau et les réseaux. Le reste, y compris l’autre moitié de la maison, chacun peut l’arranger à son goût, à son rythme et, surtout, selon ses moyens. Le système a été reproduit dans de nombreuses villes du Chili et au Mexique. Quels que soient leurs revenus, les gens n’ont pas besoin de charité, mais de qualité. L’architecture est alors une plus-value et non une dépense supplémentaire. Certaines de ces maisons se sont revendues dix fois leur prix de construction. Tant mieux.
Les architectes peuvent-ils changer le monde ?
Ils peuvent essayer. En posant les bonnes questions avant de penser à apporter leurs réponses. Aujourd’hui, avec assez d’argent, on peut quasiment tout construire. Mais pour quoi faire ? Si vous pensez à l’architecture comme à un art, vous pourrez édifier de très beaux bâtiments, mais ils risquent d’être vides de sens. Notre plus grand défi consiste à répondre à des questions qui n’ont rien à voir avec l’architecture : la pauvreté, la ségrégation, la violence, l’insécurité, l’éducation, les inégalités… Parfois nos projets y sont liés de manière intrinsèque car les architectes conçoivent les lieux où l’on habite, où l’on apprend, où l’on travaille, où l’on soigne. Parfois non. L’architecture dite « iconique » peut avoir une raison d’être, parce qu’elle donne forme à des forces réelles mais peu tangibles, elle fait exister des lieux et des gens en leur apportant une identité. Elle capture et traduit des désirs, des rêves, des aspirations. N’oublions pas que la représentation peut être un outil extrêmement puissant de mobilisation. Ce n’est certainement pas en nivelant nos villes par le bas que nous les améliorerons. Mais ça ne marche pas à tous les coups. Les projets délirants ou théâtraux ne sont pas forcément les bons et ne vont pas souvent dans le sens de l’intérêt général. Les solutions aux grandes questions de société n’ont pas besoin d’être spectaculaires.
Contrairement à beaucoup d’architectes, vous abordez volontiers les questions d’argent. L’architecte doit-il être garant de l’économie du projet ?
Lorsque je suis arrivé à Harvard en 2000 pour enseigner à la Graduate School of Design, je ne connaissais rien à l’économie, je ne savais même pas ce que signifiait le terme « filiale ». J’ai vite appris. Comment avoir la moindre influence sur un projet si l’on ne parle pas le même langage que son client ? C’est pourtant souvent le cas. L’architecte est alors au mieux vu comme un faire-valoir, au pis comme une dépense inutile. Il doit maîtriser les coûts aussi bien que la technique et que les financiers qu’il a parfois en face de lui. S’il abandonne ce domaine, la qualité du projet en pâtira et lui aussi car personne n’est prêt, a priori, à payer pour la qualité.
Comment conciliez-vous votre travail avec les plus déshérités et votre association avec un groupe aussi puissant que la compagnie pétrolière du Chili ou une institution comme l’Université catholique ?
En 2005, nous avons créé notre agence baptisée « Elemental ». Depuis 2006, Copec détient 40 % de notre capital, l’Université pontificale catholique du Chili, 30 %, les parts restantes sont partagées entre 5 associés. Nous n’avons jamais eu l’impression de perdre notre liberté professionnelle, ni notre indépendance intellectuelle. Nous choisissons nos projets, et pendant très longtemps, nous n’avons pas été connus ni publiés. Nos « demi-bonnes maisons » n’étaient pas assez spectaculaires, mais elles avaient le mérite d’exister et de loger des gens. C’est à cela que sert ce partenariat, à construire non pas une, mais 100 ou 200 maisons, comme le réclame le marché. Les projets ont besoin du privé, du public, des gens et de partenariats. Nous sommes 25 personnes à l’agence, ce qui est assez et nous permet de nous concentrer sur les projets plutôt que sur le management de l’entreprise. Nous partageons notre travail entre un tiers de logements sociaux, un tiers de travaux d’urbanisme, un tiers de bâtiments privés.
Source : Le Grand Entretien – “Les revenus augmentent, les inégalités aussi, la ville est le creuset de ces différences” – par Catherine Sabbah – Les Echos – 20 et 21 mai 2016 – ici