Afrique : l’urbanisation sans ville
Nous voici actuellement à Dakar, et demain à Abidjan, pour une mission pour la Banque Mondiale et l’UEMOA (Union Economique et Monétaire Ouest Africaine) sur le logement abordable (mission d’appui-conseil conduite en groupement avec Espelia, mandataire, Icea, Cateb et Fidal).
C’est l’occasion de lire in situ le passionnant ouvrage d’Armelle Choplin et Olivier Pliez sur « La mondialisation des pauvres » (PUF, 2018).
Extraits :
Le parpaing, lingot du pauvre
Dans des pays du Sud, où les individus vivent majoritairement du commerce informel et ont par conséquent des revenus irréguliers, la matérialité urbaine est révélatrice des difficultés auxquelles sont confrontés les citadins pauvres. Parce que la grande majorité des citadins n’ont pas accès au crédit et n’ont que moyennement confiance en un système bancaire embryonnaire, ils tendent à acheter des matériaux qu’ils entreposent ensuite sur leurs parcelles.
C’est là une manière de thésauriser son argent. Très souvent, une pancarte est brandie au milieu de la parcelle indiquant le nom du propriétaire et, à son pied, les indices d’un futur chantier (sacs de ciment ou briques). Une fois la parcelle acquise, commence la longue mise en chantier, qui peut s’étaler sur de nombreuses années, en fonction des revenus plus ou moins réguliers du propriétaire. Au sable et aux briques de ciment s’ajoutent les fers à béton, puis les tôles du toit, ainsi que les claustras et les fenêtres….(…)
C’est ainsi que, le long du golfe de Guinée, l’habitat traditionnel en bois et sur pilotis est remplacé par des maisons en ciment. Pourtant, tous s’accordent à dire que le ciment, qui garde la chaleur, n’est nullement adapté au climat tropical humide.
(…)
Le ciment revêt une signification particulière. Il ne s’agit plus simplement d’être propriétaire d’une parcelle, mais bien d’affirmer, grâce à la dureté du ciment et de la brique, qu’on est quelqu’un de respectable. Avec la pérennité de ces matériaux, on s’inscrit dans le long terme et on rompt avec les matériaux précaires. « Construire fait partie des rêves de la plupart des citadins béninois, nous explique Moïse, un collègue urbaniste. D’abord, cela constitue un instrument de mesure de la réussite sociale et de la place que l’individu mérite au milieu des siens ».
(Village de Yoff – janvier 2020)
L’urbanisation sans la ville
Une « culture du ciment » est ainsi en train de se mettre en place en Afrique, avec l’appui des grands groupes et des pouvoirs publics qui alimentent conjointement l’offre et la demande. Suivant une alchimie de l’ère capitaliste et néolibérale, le ciment transforme un bien foncier en un bien immobilier et, par le simple fait de couler et durcir, multiplie le prix d’une parcelle. Le ciment est source d’appauvrissement pour les plus pauvres, qui tentent d’empiler les parpaings au prix de longs et coûteux efforts, et d’enrichissement pour les plus riches, qui en déversent des tonnes en comblant les moindres espaces restés vierges dans les villes africaines.
Des kilomètres de bâtiments, des centaines de chantier inachevés pour certains, mais aussi des dépôts de ciment (agréés ou non), de gravier, et des quincailleries : voilà les marqueurs de cette urbanisation sans ville. Toutes les caractéristiques de l’urbain sont ici présentes (le bâti, les infrastructures, le transport, les réseaux), sans que l’on puisse pour autant parler de ville. L’urbanité, la centralité, les espaces partagés et culturellement symboliques, l’identité et la mémoire des lieux font cruellement défaut.
(Rufisque – Janvier 2020)
A lire également (entre mille lectures) :
– le tout récent rapport de l’Agence Française de Développement sur “l’économie africaine en 2020” (ici). Avec notamment un chapitre d’Irène Salenson qui montre que l'”Afrique de demain sera rurbaine” (voir aussi ici l’article de The Conversation).
– quelques articles :
“Abidjan et le Plateau : quels modèles urbains pour la vitrine du « miracle » ivoirien ?”, de Jean-Fabien Steck : ici
“Quelques rues d’Afrique (Nouakchott, Dakar, Abidjan)”, envisagé comme une “anthropologie visuelle” : ici
Egalement une vidéo (10 minutes) du Monde Afrique sur le logement à Abidjan : ici.
ainsi qu’une autre de RTI (Radio Télévision Ivoirienne), plus longue (52 minutes), sur le logement social en Côte d’Ivoire : là.