A San Francisco, les bus privés de Yahoo, Google et Facebook

La Vie des Idées, dans un passionnant article de Florian Opillard, revient sur les bus privés de San Francisco, ceux qui sont affrétés par les grandes compagnies du secteur technologique et qui font largement polémique.

(source image : ici)

Extraits :

Cette image, c’est celle du blocage d’un bus Google par le groupe militant de San Francisco nommé Heart of the city collective, qui s’efforce d’intervenir dans l’espace public pour contester le désormais connu programme de private shuttles dans la ville de San Francisco. Ce programme consiste, depuis le milieu des années 2000, pour les grandes compagnies de la ‘tech’ comme Google, Yahoo, Facebook parmi d’autres à mettre à disposition de leurs employés qui résident à San Francisco un service de bus privés pour les amener sur leur lieu de travail, souvent à plus d’une heure de trajet dans le sud de la baie. Il est estimé que le système de transport permet à 35 000 employés de se déplacer de San Francisco vers le sud de la baie. Sauf que quelque chose coince depuis quelques mois, et les raisons sont nombreuses. L’une d’elles est notamment l’utilisation par ces bus à double étage des arrêts de bus publics, devant lesquels il est interdit de stationner sous peine d’une amende de 271 dollars. Et de fait, les compagnies qui exploitent ces bus privés ne payaient jusqu’à récemment presque rien pour l’usage de ces infrastructures publiques, et ce depuis des années. Le 21 janvier 2014, l’agence de transport de la ville San Francisco (San Francisco Municipal Transportation Agency – SFMTA), une structure semi-indépendante dont le bureau est supervisé par un conseil de citoyens, a mis en place sous la pression d’associations un programme pilote de 18 mois, autorisant l’utilisation de 200 arrêts par les bus privés contre le paiement par les grandes entreprises de la ‘tech’ de 1$ par arrêt et par jour. Autrement dit, des broutilles.

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Blancs ou bleus, sans marquage ou publicité, à double étage, vitres teintées, sièges en cuir et wifi à bord, ces bus contrastent singulièrement avec le paysage urbain de San Francisco. Ils apparaissent comme des vaisseaux de luxe et sont les havres de paix des ingénieurs surpayés 1 qui y poursuivent leur journée de travail, alors que le travailleur normal ne peut y prétendre. Et par travailleur normal, j’entends celui qui est structurellement victime du social and spatial mismatch, contraint de faire les trajets inverses, c’est-à-dire de son lieu de résidence en périphérie lointaine jusqu’à San Francisco, et souvent pour travailler pour ces mêmes tech-workers : garder leurs enfants, nettoyer leurs maisons, entretenir leurs jardins. Comme le dit un employé d’une start-up locale que j’ai rencontré 2, « j’ai beaucoup de relations avec la population latino de la Mission : ma coiffeuse est latino, ma femme de ménage est latino.  Avant nous, le quartier était vraiment sale, il n’y avait rien. Maintenant il y a de la vie, ça bouge et c’est propre ». On approche ici la puissance du symbole des bus privés : ils ne sont qu’une facette parmi d’autres du compartimentage et du nettoyage social à l’œuvre dans la ville. Les bus charrient des travailleurs pour qui la seule réalité qui compte est celle qu’ils amènent avec eux. La drogue, la saleté, les clochards sont autant d’images d’une pauvreté qui disparaît du paysage mental et social à mesure que la marginalité sociale est repoussée en dehors des limites de la ville.

Partant de là, il est de fait facile d’identifier les Private shuttles comme les symboles d’une privatisation et d’une fracture sociale grandissante dans la ville. La répartition des arrêts de bus suit en fait grossièrement une géographie des quartiers dans lesquels l’augmentation des prix de l’immobilier et des loyers est la plus élevée.

Plusieurs analyses qui émergent du mouvement social dénonçant les bus privés font état du lien logique entre les bus et le processus de gentrification : la présence d’un arrêt de bus fait monter en moyenne les loyers de 20% pour les logements proches.

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L’exemple du Community Benefits Agreement (entendez un allégement de charges avec des contreparties exigées en terme d’emplois locaux) passé entre le maire et l’entreprise Twitter est révélateur de la politique d’incitation du maire de San Francisco avec les entreprises de technologie. L’entreprise Twitter a par exemple bénéficié d’un allégement de 55 millions de dollars de taxes pour pouvoir s’installer et demeurer dans ses locaux à deux pas du city hall, les détracteurs de ce Tax rebatte estiment les pertes en termes de retombées économiques à plus de 600 millions de dollars. Depuis l’installation de Twitter, le quartier de SOMA (pour South Of Market), qui hébergeait jusque-là les plus démunis de la ville, devient le nouveau centre économique en explosion. Toute une économie s’installe autour de Twitter, et les anciens logements sont rapidement transformés en bureaux, déplaçant ainsi la question de la pauvreté et de la marginalité sociale en dehors du quartier. C’est tout un quartier qui est de fait rayé de la carte sociale, et les mouvements de protestation portés par le syndicat SEIU ont tendance à être rejoints par le mouvement des locataires, pour qui la cause est commune.

L’article est donc à lire ici.