A Pompéi, “il pousse des jacinthes sur les trottoirs”
“Le Vésuve fabrique tous les nuages du monde. La mer est bleu marine. Il pousse des jacinthes sur les trottoirs”.
Cette citation de Jean Cocteau (lettre du 13 mars 1917 à sa mère) figure en exergue du catalogue de l’exposition “Pompéi”, qui se tient en ce moment au Grand Palais.
C’est l’occasion de revenir sur les trottoirs de Pompéi, grâce à l’article “Les trottoirs de Pompéi : une première approche”, de Catherine Saliou, professeur d’histoire romaine à l’Université Paris VIII, que l’auteur a eu la gentillesse de bien vouloir nous envoyer.
Extraits (c’est nous qui soulignons) :
Usages du trottoir
Tout en permettant la circulation des piétons le long de la chaussée, le trottoir assume plusieurs autres fonctions qui en font le lieu d’une rencontre dialectique entre sphère privée et domaine public, et parfois une véritable aire d’activités.
Plusieurs aménagements relèvent une propension des riverains à considérer le trottoir comme une extension de l’espace privé. L’accès à la demeure est parfois rendu monumental par un perron surélevé, aménagé sur le trottoir (fig. 13), et peut être signalé par une modification ponctuelle de la bordure, où est parfois ménagé un emmarchement.
Des banquettes permettent aux visiteurs, aux clients ou aux passants de s’accorder quelque repos (cf. fig. 13 et 27). Lorsqu’elles flanquent les deux côtés de l’entrée, formant une sorte d’antichambre extérieure, elles constituent une projection explicite de l’espace privé sur l’espace public. Ces aménagements ostentatoires manifestent aux yeux de tous la capacité de la maison à remplir des fonctions publiques, qui constitue un trait typique de la demeure des notables à la fin de la République. Le même rôle est joué, de façon plus discrète, par des revêtements de sol, en particulier lorsqu’ils font écho aux revêtements intérieurs. (…) Attestant une certaine maîtrise du trottoir par le propriétaire de la maison adjacente, ils impliquent un droit d’utilisation dont les modalités d’exercice ne nous sont pas connues.
Des aménagements spécifiques des blocs de bordure, qu’il n’est pas toujours facile d’interpréter avec précision, suggèrent eux aussi une utilisation intensive, dans certaines voies au moins, du trottoir. Les plus nombreux sont des sortes d’oeilleton, de diamètre variable (entre 4 et 10 cm), creusés en bordure de bloc, et dont l’usure suggère qu’ils ont été utilisés pour faire passer une corde : on y verra des dispositifs servant soit à lier des animaux, soit à arrimer des auvents abritant des éventaires provisoires, et comparables à ceux que les peintures de Pompéi nous montrent, aménagés sur l’esplanade qui entoure le cirque, ou fixés à une maison ; des encoches circulaires ou quadrangulaires, – ces dernières pouvant être fermées ou ouvertes – ont servi, au moins pour certaines d’entre elles, à fixer des aménagements divers, en bois ou en métal. L’observation des irrégularités du revêtement du mur extérieur nord de la basilique a permis (…) d’établir l’existence en ce lieu, le long de la via Marina, de baraques de commerçants.
Si les utilisateurs de ces aménagements peuvent être des riverains, dont nous avons vu qu’ils ont tendance à considérer le trottoir comme une annexe de l’espace privé, quelques inscriptions réservant une portion de trottoir à un commerçant ambulant attestent également une occupation du trottoir par des non-riverains, qui est un puissant argument du caractère public du trottoir : tout en étant aménagé et entretenu par les riverains ou à leurs frais, le trottoir, lieu de passage du public, est aussi un lieu susceptible d’être occupé par des non-riverains dans le cadre d’un dispositif normatif adéquat que notre documentation ne nous permet pas encore de reconstituer, mais que nous pouvons supposer similaire, par exemple, à celui qui régit l’utilisation des espaces de l’amphithéâtre, où la concession d’emplacements commerciaux est accordée par les édiles. A Rome, à l’époque flavienne, Martial signale la répression par Domitien d’une utilisation anarchique des rues par les commerçants* : de ce texte il semble ressortir qu’au Haut-Empire, dans la capitale, la rue est dans son ensemble considérée comme un espace dont l’utilisation à des fins commerciales par exemple est contrôlée, et peut être limitée, par les autorités. Si téméraire que soit une conclusion fondée sur des documents peu nombreux et disparates, il semble bien qu’à Pompéi et à Rome, une partie de l’espace de la rue est susceptible d’accueillir de façon stable une activité, nécessitant éventuellement l’implantation d’un aménagement spécifique, qui peut être le fait de non-riverains et s’effectue sous le contrôle des autorités, sans donc qu’il s’agisse d’un symptôme de perte de contrôle de l’espace public par les pouvoirs publics. Cette conception peut avoir été assez répandue : l’occupation pérenne par un commerçant d’une petite partie de l’espace public, est également attestée par sur d’autres sites par la série des Toposinschriften, – il s’agit souvent de graffitis ou de tituli picti – réservant par exemple le pied d’une colonne ou un entrecolonnement dans un portique longeant une rue ou un édifice public. Cette utilisation contrôlée de l’espace public doit être distinguée des phénomènes d’accaparement abusif, attestés à Pompéi par l’épigraphie, ainsi sans doute que par l’exemple du porche du praedium de Iulia Felix, empiétant sur la chaussée (fig. 47).
(…)
Conclusion
L’étude des trottoirs confirme les résultats de travaux récents sur l’architecture domestique qui ont montré que les rapports entre espace privé et espace public ne sauraient être réduits à une opposition figée et intangible, mais s’organisent selon un chromatisme complexe, en un camaïeu allant de l’intimité jalousement préservée à la totale publicité par toute une série de gradations dont la juxtaposition constitue le chatoiement de l’espace urbain. C’est ainsi que le trottoir, espace public, est confié à la responsabilité des propriétaires riverains, comme le montrent la projection des limites parcellaires sur le trottoir et la segmentation de sa facture et de son décor. Toutefois, le degré d’autonomie des riverains dans la construction des trottoirs varie en fonction des quartiers, des rues, des programmes. (…) Une étude systématique des trottoirs prend sa place aussi bien dans la recherche d’une reconstitution du parcellaire originel des îlots d’habitation de Pompéi que dans l’étude de l’organisation et de la hiérarchisation de l’espace urbain dans son ensemble.
Source : “Les trottoirs de Pompéi: une première approche”, Catherine Saliou, Bulletin Antieke Beschaving74, 1999, p.161-218. (On n’a pas reproduit les notes de bas de page)
*Lire notamment : “La topographie de l’artisanat et du commerce dans la Rome antique” – Jean-Paul Morel – Publications de la Rome antique – 1987
Pour ré-écouter le podcast d’ “Homo Urbanicus” sur le trottoir, c’est : ici.
Pour relire notre billet sur le statut public-privé du trottoir en Asie, c’est : ici.